The Strokes - L’illustration d’album comme reflet de la musique – Épisode 6, The New Abnormal - 2020
L’art a ceci d’intéressant qu’il est pluridisciplinaire. Certaines disciplines perdent d’ailleurs quelque peu de leur intérêt si elles ne sont pas complétées par une autre. Une hypothèse qui se vérifie par exemple avec le cinéma, lorsque la musique entre en scène pour magnifier l’action présentée à l’écran. Cette dualité entre son et image existe également dans l’industrie musicale, par le biais des pochettes d’album. L’estompement des frontières entre art visuel et auditif permet alors de servir plusieurs objectifs. The Strokes, eux, l’ont bien compris. Aujourd’hui, c’est la fin de notre rétrospective avec l’épisode 6, The New Abnormal.
Un EP pour patienter
Avril 2020. The Strokes sortent The New Abnormal, leur sixième et à ce jour dernier album, sept ans après le précédent, Comedown Machine. Jamais dans leur carrière les New-Yorkais n’avaient laissé autant de temps entre deux albums studio. Bien sûr, il y eut entre les deux leur second EP, Future Present Past, sorti en 2016 sur Cult, le label indépendant initialement lancé par Julian Casablancas himself en 2009 pour accompagner sa carrière solo.
Sur cet EP, on retrouve encore une fois Gus Oberg à la production, pour quatre morceaux. Drag Queen, qui symbolise le futur, OBLIVIUS, excellent titre qui se rapporte au présent, et Threat of Joy, qui évoque le passé. Le titre est alors tout trouvé. Cet EP, qui emprunte un peu à Room on Fire, Is This It et Angles, annonce aussi le son que l’on retrouvera sur The New Abnormal. Visuellement, il sera illustré par une peinture d’un artiste nommé Max Krance, Low Go, qui n’est pas sans rappeler le travail de Lothar Quinte, dont le groupe s’était inspiré pour la pochette de First Impressions of Earth.
Future Present Past, l’EP illustré par Low Go, une peinture de Max Krance – Crédits : Max Krance
Retour vers le passé
Signer son grand retour après sept ans d’absence n’est pas chose aisée, même si (surtout lorsque ?) l’on s’appelle The Strokes. Les attentes sont immenses et beaucoup y voient une opportunité de rédemption pour le groupe, après trois albums jugés au mieux moyens par une partie des fans de la première heure. Le fantasme ? Que The New Abnormal renoue avec le son de Is This It, voire celui de Room on Fire.
The New Abnormal, c’est un album plus court. Neuf titres seulement, mais quels titres ! Les critiques sont plus enthousiastes que pour les sorties précédentes et l’on entend même parler de renaissance. Ce sixième album s’avère être grandiose à tous les niveaux. The Strokes ont cette fois fait appel à Rick Rubin, producteur légendaire qui a notamment cofondé Def Jam Recordings et créé American Recordings, tout en étant l’ancien co-président de Columbia. Sur sa carte de visite, des artistes aussi prestigieux que les Beastie Boys, Jay-Z, Public Enemy, Run-DMC ou Snoop Dogg, Slayer, Johnny Cash en fin de carrière, Weezer ou les Red Hot Chili Peppers. Tout ce beau monde se réunit aux studios Shangri-La à Malibu en Californie, propriété de Rubin. Le groupe essaye donc de nouvelles choses en faisant une infidélité à sa ville d’origine.
Le groupe photographié par Jason McDonald, pour appuyer la sortie de The New Abnormal – Crédits : Jason McDonald
C’est à Los Angeles en mai 2019, lors d’un concert de charité au Wiltern Theatre que The Strokes dévoilent The Adults Are Talking, premier avant-goût de l’album à venir. Suivra Ode to the Mets au traditionnel concert du réveillon du nouvel an à Brooklyn. Ce morceau est celui qui clôt The New Abnormal (avec le déjà mythique « Drums please, Fab »), juste après Not the Same Anymore, autre chef-d'œuvre de l’album.
Le groupe assume de plus en plus cet accent new wave dans ses compositions et emprunte même des éléments aux décennies passées. Le meilleur exemple ? Bad Decisions, calqué sur Dancing With Myself de Generation X, sorti en 1980. Eternal Summer reproduit quant à lui le refrain de The Ghost In You par The Psychedelic Furs, une chanson typique du post-punk parue en 1984. On s’éloigne alors assez résolument du garage qui teintait leurs morceaux à leurs débuts et At the Door en est l’illustration parfaite. Les autres titres sont également excellents, à l’image de Selfless, Brooklyn Bridge to Chorus et Why Are Sundays So Depressing.
Excès, politique et art militant
Passer du garage au post-punk ou à la new wave, n’est-ce pas passer d’une rébellion à une autre ? C’est un fait, The Strokes s’engagent de plus en plus politiquement, auprès du parti démocrate, et accompagnent notamment les événements de Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez, Maya Wiley ou Kina Collins. Cet engagement découle en partie de Casablancas, pour qui la politique est un centre d’intérêt majeur.
Cet état d’esprit contestataire se retrouve partout dans ce nouvel album, et le choix de la pochette s’inscrit pleinement dans cette démarche. Le visuel ? Un détail de Bird on Money, une peinture de Jean-Michel Basquiat datant de 1981. Basquiat, c’est un artiste américain mondialement connu, pionnier de l’underground et symbole du mouvement néo-expressionniste. Après des débuts dans le street art et le graffiti notamment, 1981 marque sa transition vers les expositions en galerie. Dans les années 1980, il est l’un des artistes les plus en vue et figure de l’avant-garde. Aujourd’hui encore, beaucoup utilisent son œuvre et se réclament de son héritage culturel, à l’image de Madonna ou Iggy Azalea.
Bird on Money, la peinture de Jean-Michel Basquiat choisie par The Strokes pour illustrer The New Abnormal – Crédits : Jean-Michel Basquiat
En étant novateur, Basquiat incarne pleinement une nouvelle forme de militantisme, ce qui fait de lui le porte-parole de la scène new-yorkaise de son époque. Bird on Money se pose ainsi comme véritable témoin de la ville et de tous ses excès. On peut y voir le cimetière de Green-Wood à Brooklyn, où Basquiat sera lui-même inhumé, avec la mention « Para morir », soit « pour mourir » en espagnol, d’après ses racines portoricaines héritées de sa mère.
Si le tableau d’ensemble est assez sombre, il est également un hommage à Charlie Parker, saxophoniste de légende, surnommé The Bird ou Yardbird. Parker est aussi dépendant à l’héroïne, comme le peintre, qui en décèdera d’ailleurs en 1988. C’est au cœur de cette décennie folle qu’Andy Warhol devient le mécène et proche collaborateur de Basquiat. Warhol, intimement lié au Velvet Underground de Lou Reed, héros personnel de Julian Casablancas, qui aura lui-même cristallisé l’attention pour ses propres excès.
Le choix de Bird on Money est alors tout à fait pertinent pour illustrer le sixième album des Strokes. Son nom est d’ailleurs intimement lié à la politique et aux évolutions sociétales. « The new abnormal » est une citation de l’ancien gouverneur de Californie Jerry Brown, qui avait utilisé cette tournure en lieu et place de « The new normal » lorsqu’il avait été invité à commenter la situation des incendies ayant ravagé son état en 2018. Anormale, un adjectif idoine pour qualifier la société actuelle ? Le mot prend en tout cas tout son sens en avril 2020, lorsque l’album sort en pleine pandémie mondiale. Et, lorsque toutes les pièces du puzzle sont juxtaposées, semble pleinement incarner ce dernier album, liant musique, art visuel et société dans un accord infini. Tout à l’image de la carrière des Strokes.