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Football et rock’n’roll, histoire d’une relation – Épisode 3 – Les années 1990 au Royaume-Uni ou le double crépuscule

écrit par Maxime Rouby le mardi 12 décembre 2023

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Football et rock’n’roll, histoire d’une relation – Épisode 3 – Les années 1990 au Royaume-Uni ou le double crépuscule
 

Au panthéon des cultures représentatives de notre société, football et rock’n’roll occupent assurément une place de choix, réunissant des millions de passionnés depuis le siècle dernier. En touchant autant d’individus, les deux devaient finalement trouver une audience commune. Et tant pis si la photographie moderne peine quelque peu à mettre en valeur leur connexion. Histoire d’une relation culturelle ardente, à travers un prisme social omniprésent, témoin des évolutions sociétales du XXe siècle. Dernier épisode de notre chronique avec une attention particulière portée au Royaume-Uni, ses évolutions sociétales, politiques et musicales.
 

 Football et rock’n’roll, histoire d’une relation – Épisode 3 – Les années 1990 au Royaume-Uni ou le double crépuscule

Paul Gascoigne, figure iconique des années 1990 au Royaume-Uni et personnalité rock’n’roll à souhait, aussi génial sur le terrain que tourmenté en dehors – Crédits : Le Buteur
 

Si football et rock’n’roll ont assurément des valeurs convergentes, l’histoire même du Royaume-Uni au cours du XXe siècle y est pour beaucoup. L’on peut ainsi trouver dans les évolutions sociétales propres à l’Angleterre et ses voisins, des explications au développement de nos deux sujets d’étude.
 

Représentation et construction d’une identité collective

 

Au croisement de deux cultures rebelles à plusieurs égards, le sentiment d’appartenance apparaît comme un besoin relativement primaire, mettant en avant des notions telles que l’affiliation et l’intégration à un groupe. C’est par ces mécanismes que l’individu peut trouver sa place dans la société, à travers la construction d’une identité collective, parfois même avant de construire sa propre personnalité.

Côté rock, c’est donc un style de vie, vestimentaire, qui permet l’affirmation de cette identité. Extérieurement, l’habit permet souvent à autrui d’identifier à qui il a affaire. En seconde lame, la personnalité, faite, par exemple, de connaissances musicales, permet de donner du relief à chacun. Côté football, la situation est très similaire. Chaque supporter d’un club est généralement très attaché aux symboles qui en font l’essence. Le logo, les couleurs, le maillot, les valeurs ou les chants, constituent des éléments incontournables de la culture du club, donc du supporter.

Les exemples sont multiples. Celui du maillot au sponsor Brother de Manchester City en est un parmi tant d’autres. S’il nous intéresse particulièrement ici, c’est parce qu’il est l’un des symboles au cœur d’un affrontement identitaire au cœur de l’Angleterre des années 1990. Avec, comme protagonistes principaux, les frères Gallagher et Damon Albarn.

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Les frères Gallagher, supporters les plus célèbres de Manchester City, dans le fameux maillot « Brother » de la saison 1994-1995 – Crédits : 90s Football
 

La britpop, terrain de jeu populaire

 

Héritière de la grandeur de la musique britannique dans toute sa splendeur, la britpop est au centre des attentions de la décennie, avec comme plus dignes représentants, Oasis et Blur. Au sortir des années Thatcher, le Royaume-Uni est socialement divisé. Le désir d’émancipation d’une jeunesse contestataire est réel. C’est sur fond de lutte des classes qu’apparaît le conflit, plus égocentrique qu’idéologique, entre les deux groupes.

À gauche, la Grande-Bretagne résolument populaire, prolétaire (dans la continuité de celle des années 1980 dépeinte dans This Is England et Billy Elliot), menée par la working class mancunienne d’Oasis, aux membres supporters d’un club éternellement dans l’ombre de son pendant, United. À droite, la Grande-Bretagne bourgeoise de la capitale, Damon Albarn étant admirateur du club huppé (même avant son rachat en 2003 par Roman Abramovich) de Chelsea. Un conflit qui se poursuivra jusque sur le rectangle vert, lors d’un match de charité auquel participent nos antagonistes.

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Liam Gallagher affronte Damon Albarn en 1996 lors de Soccer Six, un match de charité au profit de Nordoff and Robbins, un centre de thérapie par la musique – Crédits : Daily Star
 

Oasis, et notamment Liam, bénéficie d’une popularité sans bornes parmi les classes populaires, ravies de se trouver de nouvelles icônes anticonformistes, grâce à des titres comme Cigarettes and Alcohol, Supersonic (« I need to be myself, I can’t be no one else ») ou Roll With It (« Don’t let anybody get in your way ») et à l’allure si singulière de Liam avec son K-way, son bob, et ses mains croisées dans le dos. Les festivals de Glastonbury en 1994 et 1995, puis de Knebworth et le concert de Maine Road (antre de Manchester City) en 1996, constitueront l’apogée d’un groupe mythique, encore largement fantasmé de nos jours.


 

Oasis vs. Blur ou quand la musique déborde

 

La légende selon laquelle Blur serait issu de la petite bourgeoisie, alors que ses membres viennent plutôt de la classe moyenne, a encore aujourd’hui la cote. Si ses membres ont du mal à casser cette image, avoir de si illustres supporters représente en revanche une aubaine pour le Chelsea F.C., qui entame à peine son renouveau grâce au recrutement de joueurs de renommée internationale comme Marcel Desailly, Tore André Flo, Ruud Gullit et surtout Gianfranco Zola.

En toile de fond, le quartier du même nom est l’un des plus chers de la capitale anglaise, au point de véhiculer le cliché du Sloane Ranger, cet individu représentatif de l’upper-class au style résolument sophistiqué, la princesse Diana en étant le meilleur exemple. Très loin, donc, des mauvais garçons de Manchester. La politique n’étant jamais bien loin, certains événements malheureux ont parfois lié une frange des supporters des Blues à une idéologie conservatrice, à droite de l’échiquier. Victime collatérale de tous ces éléments de contexte, Damon Albarn se réclame pourtant de gauche et aura bien du mal à tordre le cou aux clichés.

Il convient de noter que les hostilités sont avant tout le fruit de la fratrie Gallagher, frustrée de devoir partager l’affiche avec les beaux garçons de la capitale. Phrases assassines, attitudes belliqueuses, la liste est longue pour caractériser l’inimitié que les Mancuniens portent aux Londoniens. Si Country House gagne la bataille du single face à Roll With It, Oasis se venge en écoulant plus d’exemplaires de leur deuxième album, (What’s the Story) Morning Glory? que tous les albums de Blur réunis (en étant même le troisième album britannique le plus vendu de tous les temps derrière Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band de The Beatles et Greatest Hits de Queen). D’abord indifférent, Damon Albarn est ensuite rentré dans le jeu, lassé des provocations, avant d’enterrer la hache de guerre en invitant Noel à chanter sur un titre de son nouveau projet, Gorillaz.

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La une du célèbre magazine NME (New Musical Express) du 12 août 1995, au paroxysme de la « Battle of Britpop » – Crédits : NME, Eric Alper
 

Si la relation entre les deux groupes s’est depuis largement apaisée, elle est représentative du tournant des années 1990, à la fois pour la musique et pour le football. La décennie, durant laquelle le football devient définitivement un produit commercial avec la création de la Premier League sous sa forme actuelle en 1992, cristallise les transformations sociales, avec notamment les derniers signes d’une vraie lutte anticapitaliste, symbolisée par le grunge outre-Atlantique. La fin de sa figure de proue, Kurt Cobain, traduit probablement le sentiment désabusé de ce dernier vis-à-vis du virage pris par le monde.
 

Paradoxale bacchanale

 

Les nineties, c’est la folie des grandeurs, des excès, plus que n’importe quelle autre décennie. Coincée entre la nostalgie des sixties et la modernité annoncée de l’an 2000, elle sera aussi le théâtre de moments d’horreur, comme le revival apocalyptique du festival de Woodstock en 1999. À ce titre, les rock stars, qu’elles soient derrière un micro ou sur le terrain, donnent le pouls d’une société en quête de changement. Autre illustration des exagérations caractéristiques des nineties, The Haçienda, discothèque mythique de Manchester fondée en 1982 par Rob Gretton, manager de Joy Division puis New Order. Temple du mouvement Madchester, elle contribuera fortement à la percée d’un courant musical à mi-chemin entre le rock et la house, à la portée sociale certaine, par le biais d’une scène résolument underground. Comme pour mieux enrichir la légende, le club fermera ses portes en 1997, à la suite de la surdose d’ecstasy mortelle d’une jeune femme de 21 ans en son sein.

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Le bâtiment qui accueillait la Haçienda sur Whitworth Street à Manchester – Crédits : Aidan O’Rourke
 

En arrière-plan, pourtant, le phénomène Cool Britannia, caractérisé par un sentiment de fierté nationale accru. Paradoxalement, si la jeunesse semble chercher sa voie, c’est tout un royaume qui se prend à rêver de jours meilleurs, entre l’arrivée au pouvoir du parti travailliste de gauche de Tony Blair au détriment du gouvernement conservateur de John Major, la britpop, le britart ou les performances de l’équipe nationale masculine de football.

La relation très étroite entre la britpop et le football au Royaume-Uni dans les années 1990 trouve justement son prolongement dans les notions de fierté et de loyauté. En football, elle se matérialise par le fait de supporter un club quels que soient les résultats de l’équipe. Si les médias, aujourd’hui comme il y a trente ans, jouent un rôle prépondérant dans la diffusion de l’information, l’analyse de leur nature permet de comprendre ce qui faisait alors la popularité d’une chose ou d’une personne. À l’époque, la télévision, la radio et les journaux forment un biais dans la société de consommation, dans la mesure où il faut par exemple attendre le passage à la radio d’un titre pour le découvrir, à moins d’acheter un album et d’en écouter toutes les pistes. De fait, l’affection (jusqu’à l’adoration) que le public peut porter à un artiste est bien plus durable qu’aujourd’hui, à l’heure du streaming musical qui permet de passer d’un album à un autre, rendant la relation des artistes avec leur audience beaucoup plus éphémère.

Ironiquement, c’est Bittersweet Symphony, hymne à deux vitesses jusque dans son titre, qui est choisi (en version instrumentale) en chanson d’introduction des matchs de l’Angleterre à la télévision, des années plus tard, par la chaîne ITV. La ligne « Tryna make ends meet, you're a slave to money then you die » trouve un écho particulier pour une chanson contestataire, qui aurait bien des choses à redire quant à d’autres excès, ceux de l’industrie du football.

Football et rock’n’roll seraient donc les deux bras (presque) armés des classes populaires à certains moments de l’histoire moderne. Si le Royaume-Uni fut le cœur de cette révolution conjointe et progressive des mœurs, d’autres pays en furent également acteurs. L’Italie en est l’un des exemples les plus évidents, avec une culture musicale et a fortiori rock très prononcée, et une passion sans borne pour le calcio, dans une adoration quasi-religieuse. De nos jours, si la situation a bien changé et que la relation entre les deux disciplines relève davantage du souvenir que de l’actualité, la manière dont elles se sont nourries laisse un héritage fort, ancré dans la mémoire d’une génération souvent vindicative à l’endroit de deux industries n’ayant plus grande chose à voir avec celles du siècle précédent.

Maxime Rouby
écrit le mardi 12 décembre 2023 par

Maxime Rouby

Rédacteur pour Janis, nouveau média 100% musique lancé par LiveTonight

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