The Strokes - L’illustration d’album comme reflet de la musique – Épisode 5, Comedown Machine - 2013
L’art a ceci d’intéressant qu’il est pluridisciplinaire. Certaines disciplines perdent d’ailleurs quelque peu de leur intérêt si elles ne sont pas complétées par une autre. Une hypothèse qui se vérifie par exemple avec le cinéma, lorsque la musique entre en scène pour magnifier l’action présentée à l’écran. Cette dualité entre son et image existe également dans l’industrie musicale, par le biais des pochettes d’album. L’estompement des frontières entre art visuel et auditif permet alors de servir plusieurs objectifs. The Strokes, eux, l’ont bien compris. Avant-dernier épisode de notre chronique avec Comedown Machine.
Comedown Machine, un retour aux sources ?
L’enregistrement de Angles terminé, The Strokes se retrouvent avec un certain nombre de restes musicaux dans les cartons. Une fois n’est pas coutume, la dynamique est bonne et la volonté de continuer sur leur lancée les pousse à retourner en studio assez rapidement, avec l’envie de travailler sur de nouveaux morceaux. Ils sont accompagnés de Gus Oberg à la production, après l’expérience réussie de l’album précédent.
Le groupe reprend aussi le principe de faire participer tous les membres à l’écriture et la composition. Fabrizio Moretti est ainsi le seul à n’être crédité sur aucun morceau de ce point de vue, mais son rôle est cette fois plus large, nous y reviendrons. Pour l’écriture, Julian Casablancas dit s’être inspiré de Lou Reed, lequel décèdera malheureusement plus tard en 2013, année de sortie de Comedown Machine.
Musicalement, l’album compile de très bons titres. Le son en lui-même rappelle celui de First Impressions of Earth, mais la production, plus « propre » et moins « garage », est forcément plus proche de celle de Angles, ou même de Phrazes for the Young, l’album solo du chanteur. Les membres eux-mêmes ont pourtant présenté Comedown Machine comme un retour aux sources pour le groupe, avec une ligne musicale censée être relativement similaire à celle de Is This It ou Room on Fire, au moins pour All the Time, le premier single issu de l’album, sur lequel est intervenu Nikolai Fraiture.
Le visuel sorti pour le single All the Time – Crédits : Discogs
Ce cinquième album n’en reste pas moins de grande qualité, avec des titres intéressants et variés, marque de fabrique des New-Yorkais. One Way Trigger, crédité de la participation d’Albert Hammond Jr., avait été dévoilé en premier en téléchargement gratuit, et son rythme entraînant tranche par exemple avec celui de l’énervé 50/50, aux saturations assumées. Le meilleur morceau de l’album reste probablement 80’s Comedown Machine, aux arrangements délicieux et agrémenté de la voix plaintive de Casablancas, autre élément récurrent sur tous les albums du groupe. Il y a aussi du velours dans l’orchestration de Slow Animals, et la manière dont la voix du chanteur se pose sur la composition, réalisée avec le concours de Nick Valensi. Son pendant, Fast Animals, sortira notamment en bonus sur l’édition japonaise. D’autres très bons morceaux jalonnent l’album, à l’image de Welcome to Japan, Tap Out, Chances, Happy Ending, ou Call It Fate, Call It Karma, écrite avec Albert Hammond Jr. et Nick Valensi.
Une sortie entourée de mystère
Pour promouvoir ce nouvel album, The Strokes décident de… ne rien faire. Aucune promotion n’est prévue, qu’il s’agisse de radio, TV, interview, séance photo, concert ou tournée, une stratégie censée créer une attente autour de Comedown Machine. Ce « media blackout » s’avère cependant peu fructueux, ce dernier album étant le premier du groupe à ne pas intégrer le top 3 du hit-parade anglais.
Au moment de la sortie effective, au premier trimestre 2013, le mystère est donc total, ou presque. Le dévoilement des seuls One Way Trigger et All the Time en amont n’a pas permis de créer l’effervescence attendue. Pour ne rien arranger, le public découvre un album visuellement très différent des précédents : une pochette rouge, sur laquelle le premier mot qui saute aux yeux n’est autre que RCA, le nom du label, écrit en lettres capitales. Une particularité qui poussera les moins avertis à désigner Comedown Machine sous le nom de « RCA », voire « l’album rouge ».
À première vue, le travail semble minimaliste. Surtout si l’on y confronte le processus créatif ayant accompagné la sortie de One Way Trigger. Pour ce seul titre, Julian Casablancas avait dévoilé un visuel présentant les paroles (« lyric sheet » en VO) réalisé par Warren Fu. Ce dernier, collaborateur de longue date du chanteur, est un réalisateur de clips, illustrateur et designer qui a notamment collaboré avec Daft Punk, Mark Ronson, A Tribe Called Quest, Depeche Mode ou Weezer. Pour l’anecdote, c’est aussi lui qui est à l’origine des esquisses du personnage du général Grievous, l’un des antagonistes de l’épisode III de la saga Star Wars, La Revanche des Siths. Tout un programme donc.
Rumeurs et design rétro
Alors, quelle histoire se cache derrière la couverture de Comedown Machine ? Le visuel correspond à une ancienne boîte de bobine, écrin de la bande magnétique servant à l’enregistrement d’une piste sonore, de chez RCA, auparavant Radio Corporation of America. La mention de la durée en bas à droite est un détail supplémentaire qui permet une reprise quasiment à l’identique du modèle de conditionnement d’origine.
Une boîte d’origine de chez RCA pour les bandes magnétiques enroulées sur une bobine servant à enregistrer – Crédits : RCA Records
Au départ, des rumeurs avaient pourtant circulé, faisant état de conflits entre le groupe et son label. L’affichage en gros des lettres RCA serait un pied de nez à la maison de disques, trop interventionniste au goût des Strokes. Étaler aussi ostensiblement ces trois lettres sur le devant de leur album serait alors un moyen ironique d’exposer les pratiques de RCA Records à la face du monde. Il n’en est rien.
La réalité est donc tout autre et c’est Fabrizio Moretti lui-même qui s’est occupé de la direction artistique, en collaboration avec Brett Kilroe, bien connu du groupe puisqu’il occupait auparavant le poste de directeur artistique chez RCA, et avait notamment élaboré l’assemblage des pochettes de Is This It et Room on Fire. En 2012, année de production de l’album, Kilroe est associé au collectif Runner Collective en tant que directeur créatif consultant. Avec Tina Ibañez, ils vont construire le design de Comedown Machine, pour en faire un réel objet de collection, dont l’histoire est d’ores et déjà ancrée dans la légende de RCA. Les deux ont d’ailleurs beaucoup travaillé avec les Kings of Leon sur leur identité visuelle, autre groupe du label et accessoirement connu pour avoir fait les premières parties des Strokes à leurs débuts.
Les New-Yorkais montrent ainsi leur attachement à un artiste qui a participé à faire leur succès visuel. Après son décès d’un cancer en 2016, ils lui rendront hommage en lui dédiant Electricityscape au Governors Ball de la même année. La grandeur artistique de Kilroe le poussait à ne négliger aucun détail, comme le fait d’intégrer sur la pochette de Comedown Machine le logo de RCA utilisé entre 1968 et 1987, et non celui en vigueur au moment de sa sortie. L’album est donc le dernier des Strokes sur lequel il a pu travailler, faisant du visuel choisi un dernier témoin de son histoire personnelle avec le groupe.
Le CD de Comedown Machine et sa pochette – Crédits : RCA Records
Une nouvelle fois, The Strokes visent juste, tant la pochette rétro de l’album est en accord avec leur musique. Le son, parfois teinté de synthpop à la Spandau Ballet comme pouvait l’être celui de Angles, fait la part belle aux orchestrations riches, et certains morceaux n’auraient pas nécessairement détonné trois décennies plus tôt.