The Strokes - L’illustration d’album comme reflet de la musique – Épisode 4, Angles - 2011
L’art a ceci d’intéressant qu’il est pluridisciplinaire. Certaines disciplines perdent d’ailleurs quelque peu de leur intérêt si elles ne sont pas complétées par une autre. Une hypothèse qui se vérifie par exemple avec le cinéma, lorsque la musique entre en scène pour magnifier l’action présentée à l’écran. Cette dualité entre son et image existe également dans l’industrie musicale, par le biais des pochettes d’album. L’estompement des frontières entre art visuel et auditif permet alors de servir plusieurs objectifs. The Strokes, eux, l’ont bien compris. Aujourd’hui, on se penche sur le quatrième album du groupe, Angles.
Angles ou la difficile quête de la maturit
Nikolai Fraiture le dit lui-même : Angles est censé être le lien musical entre Room on Fire et First Impressions of Earth. C’est pourtant en 2011, soit plus de cinq ans après la sortie du troisième album, que The Strokes refont surface. Derrière eux, une période difficile, marquée par des querelles intestines, qui auraient finalement pu avoir leur peau après la fin de la tournée pour First Impressions of Earth en 2006.
Au premier plan, le blues d’Albert Hammond Jr., lassé de travailler avec le groupe et qui ne s’en sent plus comme un membre à part entière. Il vient en parallèle de se séparer de sa compagne, le mannequin Agyness Deyn. Ayant déjà sorti son premier album solo Yours to Keep en 2006, il souhaite désormais se consacrer au suivant, le futur ¿Cómo Te Llama? qui sortira en 2008. En filigrane, le guitariste lutte contre une sévère addiction à la drogue, au point d’aller en cure de désintoxication, pour n’en sortir qu’au moment des premières sessions d’enregistrement pour Angles, début 2010.
Le deuxième album solo d’Albert Hammond Jr., ¿Cómo Te Llama? – Crédits : Discogs
Tout ce remue-ménage ne plaît pas à Julian Casablancas, guère réputé pour sa diplomatie. Lui-même traverse une période sombre, teintée d’alcoolisme, et de comportements peu compatibles avec l’enregistrement d’un nouvel album. Il a alors besoin de faire une pause. Le chanteur n’en reste pas moins actif et travaille dans le plus grand secret sur l’excellent Phrazes for the Young, son premier et jusqu’ici unique album solo. Sorti en 2009, il contient de très bons titres, comme 11th Dimension, 4 Chords of the Apocalypse ou Tourist. Le son rappelle celui de Room on Fire, avec un côté groovy loin d’être déplaisant.
Phrazes for the Young, l’album solo de Julian Casablancas – Crédits : Discogs
Pour les autres membres du groupe, ce hiatus imposé est également propice à la création. Nikolai Fraiture en profite notamment pour sortir lui aussi un album solo, The Time of the Assassins, sous le nom de Nickel Eye. Fabrizio Moretti fonde de son côté Little Joy avec Rodrigo Amarante, de Los Hermanos, et invite Nick Valensi à faire des piges à la batterie… alors qu’il est lui-même le batteur des Strokes.
En bref, c’est l’exode ! Mais ces projets annexes ont peut-être été bénéfiques pour le groupe, dans la mesure où ils permettent à chacun d’explorer autre chose et d’atténuer certaines frustrations créatives et musicales au sein d’une formation phagocytée par Casablancas. Au point de se demander si The Strokes existeraient encore à l’heure actuelle sans cette pause non-officielle il y a une quinzaine d’années.
Un quatrième album pleinement ancré dans son époque
C’est une évidence, le son de Angles tranche assez nettement avec celui des albums précédents. D’abord la voix de Julian Casablancas se fait plus discrète, avec des arrangements prenant une place plus importante. Mais surtout, l’influence de la musique électronique typique de la fin des années 2000 et du début des années 2010 est indéniable. En toile de fond, en 2007, Justice a sorti Cross et MGMT, Oracular Spectacular. En 2009, c’est au tour de Phoenix avec Wolfgang Amadeus Phoenix et de Grizzly Bear avec l’acclamé Veckatimest. En 2012, d’autres exemples suivent, à l’instar de l’album éponyme de Django Django ou An Awesome Wave, qui projette alt-J sur le devant de la scène. Autant d’aperçus qui témoignent d’un tournant évident dans l’histoire du rock indépendant à travers le monde.
Oracular Spectacular, l’album de MGMT qui exercera une influence considérable sur de nombreux groupes – Crédits : Discogs
Lorsque l’enregistrement de Angles démarre, c’est Joe Chiccarellil (Morrissey, Elton John, Beck…) qui est choisi pour la production. Thème récurrent chez The Strokes, la collaboration est mauvaise et c’est finalement l’ingénieur du son Gus Oberg qui prend le relais, en reprenant les enregistrements depuis le début, dans le studio d’Albert Hammond Jr.
Ce quatrième album est objectivement très bon, même s’il déçoit un certain nombre de fans de la première heure, restés sur leur faim avec First Impressions of Earth. Le single principal, Under Cover of Darkness est un peu plus conventionnel et annonce un son que l’on retrouvera sur les albums suivants, notamment sur The New Abnormal. Au programme également, Machu Picchu, Taken for a Fool, Life Is Simple in the Moonlight, ou Games, parfait témoin du virage électronique pris par le groupe. Comme toujours avec The Strokes, l’instant douceur est présent avec Call Me Back, et le très rétro Two Kinds of Happiness appuie une déclaration du chanteur à Rolling Stone, qui expliquait que les premiers morceaux enregistrés pour l’album étaient un mix entre le rock des années 1970 et la musique du futur. Angles propose finalement un son résolument moderne, mais qui n’aurait paradoxalement pas forcément fait tache dans les années 1980, symbolisé par l’utilisation de synthétiseurs.
De la Belgique à Los Angeles, en passant par Nice
Côté pochette, le visuel choisi pour Angles est le fruit d’une succession de petites histoires, dont l’enchaînement invraisemblable donne un ensemble savoureux. Tout commence avec Matthew Frost, un réalisateur vivant à Los Angeles. Chez lui, il a affiché trois tableaux, dont celui qui contient la future couverture de l’album. Ces tableaux, il les a acquis grâce au copain de sa sœur, qui travaille dans une boutique d’antiquités à Nice et qui s’est pris d’intérêt pour le travail de Guy Pouppez en dénichant certaines de ses œuvres.
L’intérieur de la maison de Matthew Frost, avec les tableaux de Guy Pouppez – Crédits : Laure Joliet
Guy Pouppez, c’est un artiste belge très peu connu et décédé en 1993. Alors comment l’un de ses tableaux, datant des années 1960-1970, se retrouve-t-il en illustration d’un album de l’un des groupes les plus en vogue au début des années 2010 ? Il s’avère que Lizzie Nanut, compagne de Frost, est une graphiste qui planche à l’époque sur le visuel à choisir pour Angles. Elle propose l’un des tableaux affichés chez le réalisateur, qui est retenu. Après recherches, Pouppez n’a plus qu’une seule et unique héritière, sa fille. Cette dernière accepte l’utilisation du visuel pour l’album, à condition de faire figurer la mention suivante : « Cover painting by Guy Pouppez courtesy of his daughter ». Une belle reconnaissance post-mortem pour un artiste resté loin des paillettes de la gloire, même de son vivant.
Des formes géométriques futuristes comme parfait pendant du son
Pouppez est un artiste dont le travail s’inscrit dans le mouvement de l’art optique, dont le père est son contemporain, le plasticien d’origine hongroise Victor Vasarely. Rien d’étonnant donc à trouver sur la couverture de Angles, un escalier de Penrose, un objet impossible, appelé ainsi car caractérisé par une illusion d’optique.
L’escalier de Penrose serait une création de l’artiste suédois Oscar Reutersvärd, mais popularisé par le généticien britannique Lionel Penrose, à qui il doit son nom. Lui-même s’est inspiré du… triangle de Penrose, autre objet impossible créé par son propre fils, le scientifique pluridisciplinaire Roger Penrose. Visuellement, il s’agit d’une boucle infinie avec des escaliers qui montent et descendent en se chevauchant, une réalité impossible d’après le prisme de la géométrie euclidienne tridimensionnelle.
L’escalier de Penrose, un objet impossible – Crédits : ResearchGate
Un visuel aux formes géométriques futuristes, dont la popularité était pourtant à son paroxysme dans la seconde moitié du XXe siècle ? The Strokes auraient difficilement pu viser plus juste pour illustrer un album novateur et radicalement différent des trois premiers. Une autre preuve, s’il en fallait, de l’importance que le groupe attache aux couvertures de ses créations musicales et de la pertinence du rapport entre son et image.