The Strokes - L’illustration d’album comme reflet de la musique – Épisode 3, First Impressions of Earth - 2005
L’art a ceci d’intéressant qu’il est pluridisciplinaire. Certaines disciplines perdent d’ailleurs quelque peu de leur intérêt si elles ne sont pas complétées par une autre. Une hypothèse qui se vérifie par exemple avec le cinéma, lorsque la musique entre en scène pour magnifier l’action présentée à l’écran. Cette dualité entre son et image existe également dans l’industrie musicale, par le biais des pochettes d’album. L’estompement des frontières entre art visuel et auditif permet alors de servir plusieurs objectifs. The Strokes, eux, l’ont bien compris. Suite de notre chronique avec le troisième album du groupe, First Impressions of Earth.
Les sauveurs du rock confrontés à la réalité de l’industrie
Assumer son statut fait partie des expériences les plus difficiles qui existent. Le concept peut s’appliquer dans la vie personnelle, dans le sport, le cinéma, ou tout autre domaine. La musique ne fait pas exception. Le succès des deux premiers albums a propulsé The Strokes dans une dimension à part, celle des élus, soudainement investis de la délicate mission de sauver le rock’n’roll, en pleine déliquescence à la fin des années 1990. L’âge d’or des nineties s’est fané, et un triste constat s’impose : la plupart des groupes mythiques ayant jalonné l’Histoire ont perdu au moins un de leurs membres phares, précipitant leur chute. Pour exemple, The Doors, Led Zeppelin, Queen, Joy Division ou Nirvana. Bien sûr, The Rolling Stones semblent éternels, The White Stripes ont déjà acquis une solide renommée, les Red Hot Chili Peppers et Oasis ont apporté de la nouveauté, mais il semble manquer quelque chose.
C’est dans ce climat que Julian Casablancas et sa bande vont tenter l’expérience de passer à un son fait de guitares saturées et d’une voix puissante, mais souvent au bord de la rupture. Le tout sur des textes reflétant bien l’état d’esprit désabusé du chanteur face à une époque et une société auxquelles il ne s’identifie guère. En interview, il ne dit d’ailleurs pas autre chose, assumant ce fameux statut de sauveurs d’une musique en pleine lutte contre la pop mainstream.
Le groupe lors d’une séance photo – Crédits : Jean-Baptiste Mondino
Troisième album, nouvelle donne
Le résultat ? First Impressions of Earth, troisième album fait de quatorze titres, mais surtout une nouvelle collection de titres phares. L’ouverture, avec You Only Live Once, donne le ton et place encore un peu plus le groupe, bien qu’involontairement, dans la culture populaire, à une époque où l’acronyme YOLO n’est pas encore popularisé. I’ll Try Anything Once, sa version demo pleine de douceur, sort en face B du surpuissant Heart in a Cage et apparaîtra d’ailleurs sur la bande son de Somewhere, de Sofia Coppola. Razorblade et Ize of the World sont quant à eux de parfaits témoins de ce son nouvellement saturé.
La nouveauté, avec First Impressions of Earth, c’est le partage de la composition et de l’écriture par Casablancas. Pour la première fois, il écrit un titre en duo avec chacun des membres du groupe. Ce sera Ask Me Anything avec Nick Valensi, sur lequel ce dernier joue du mellotron, clavier polyphonique relique des années 1960 et 1970. Un instant de douceur que l’on retrouve aussi sur 15 Minutes, comme pour trancher avec la brutalité des autres morceaux. Avec Albert Hammond Jr., Electricityscape, titre idoine pour mettre en valeur la virtuosité de son guitariste. Killing Lies, plus mélodieux, porte la signature de Nikolai Fraiture et permet de renouer quelques instants la voix de Casablancas des deux premiers albums. Evening Sun fait enfin la part belle aux percussions de Fabrizio Moretti, accompagné par son chanteur pour l’occasion.
Tout ce petit monde met enfin ses talents en commun sur Vision of Division, dont le titre peut être vu comme une référence aux dissensions présentes au sein du groupe, notamment en raison du comportement erratique de son leader. Dissensions également à la production, puisque Gordon Raphael s’effacera progressivement au profit de David Kahne, producteur émérite ayant travaillé avec Paul McCartney, Tony Bennett, New Order, Lana del Rey ou Regina Spektor, bien connue des New-Yorkais.
First Impressions of Earth, un titre à prendre au pied de la lettre
Voilà pour le contexte. Comme d’habitude, le groupe fait entrer en résonance le contenu de son album avec sa couverture. Cette fois, il s’agira d’une inspiration d’une œuvre de l’artiste allemand Lothar Quinte, spécialisé dans l’art architectural, la peinture murale ou les vitraux. Quinte, c’est la représentation parfaite de l’art allemand d’après-guerre, dans la mesure où il n’hésite pas à expérimenter, par exemple en utilisant un fer à repasser pour donner un aspect particulier à ses gouaches.
Des peintures issues du travail de Lothar Quinte, inspirations évidentes pour The Strokes – Crédits : Lothar Quinte
Lothar Quinte a acquis une renommée internationale grâce à ses peintures dites Schleierbilder, au début des années 1960. Ces premiers succès lui ont permis d’être exposé à la Galerie Müller de Stuttgart, puis de continuer avec ses Farbfelder (littéralement, « échantillons »). Ses dessins, progressivement construits à partir de formes géométriques nettes, posent un cadre, comme une fenêtre avec vue sur quelque chose.
Si les informations sur le choix exact des Strokes ne sont pas légion, c’est bien là que la pochette de First Impressions of Earth trouve un écho particulier avec son contenu. Ce serait la série Schwarz-Rot, datant de 1966, qui aurait servi d’inspiration. Selon certaines théories, les lignes horizontales et verticales seraient associées à des vues de la Terre depuis l’espace. Le titre de l’album a d’ailleurs tout pour valider cette conjecture. Visuellement, ces lignes pourraient tout aussi bien rappeler le son saturé, caractéristique des nouveaux morceaux.
L’une des peintures ayant servi d’inspiration pour la pochette de First Impressions of Earth – Crédits : Lothar Quinte
Après Colin Lane, après une peinture à l’huile évoquant la guerre de Sécession, The Strokes se tournent donc cette fois davantage vers l’abstrait. Une manière comme une autre d’évoquer le futur, mais aussi de cultiver un aspect mystérieux qui n’est probablement pas pour leur déplaire.