"Indie is dead! Long live hip-hop...!" De l'indie landfill au urban landfill : un état des lieux de la musique actuelle
Alors que les problématiques de développement durable sont au coeur des débats contemporains, le monde de la musique actuelle s’inquiète face à l’ampleur du urban landfill, cette montagne de “déchets” (qu’est la musique urbaine), qui étouffe tous les autres genres musicaux… une référence au indie landfill des années 2000
Chapitre 2 : L’ascension de la musique urbaine dans les tendances mondiales
Si la Recording Academy, organisatrice des Grammy Awards depuis leur création en 1958, a décidé d’abandonner le terme urban dans sa catégorie “musique urbaine”, ce n’est pas pour rien : utilisé pour la première fois à la fin des années 1970, le genre musical urban, de urban contemporary music, est un euphémisme pour largement désigner la musique produite par des Noirs-américains. Depuis les meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et d’autres Noirs-américains sous les coups de policiers blancs ces derniers mois, l’Académie a décidé de ne plus employer ce terme négativement connoté et vu comme étant raciste et obsolète. Mais quelle est l’origine de ce genre et comment expliquer son ascension aussi rapide dans les tendances mondiales ?
On doit le terme urban au fameux DJ newyorkais Frankie Crocker qui, au cours de sa carrière, a grandement contribué à la promotion de WBLS, la station de radio noire de New York.
Vers le milieu des années 1970, la musique disco s’essouffle et perd ses couleurs. Constatant que la musique dite “noire” ne se vend pas bien, Crocker décide d’utiliser le terme urban pour créer un nouveau format radio et ainsi mieux promouvoir la musique produite par les Noirs-américains des années 1980. C’est une réussite : le genre urban contemporary music séduit les auditeurs et gagne en popularité. Caractérisé par un mélange de R&B, de soul, hip hop, rap, disco… l'urban comprend tous les artistes “de James Brown à Dinah Shore” selon Hal Jackson. Ses grandes icônes à l’époque sont Freddie Jackson, Luther Vandross et Anita Baker entre autre.
Dans les années 1980, l’urban contemporary music devient de plus en plus populaire. En 1983, la même station de radio de NYC WBLS diffuse du rap pour la première fois : Rap Attack de Mr. Magic et Marley Marl, un véritable carton ! Le rap explose en popularité et WBLS ne peut qu’en profiter en ajoutant plus de morceaux de rap dans ses playlists.
Depuis les années 1990, la musique urbaine a pris un boost en popularité et se classe parmi les genres de musique les plus écoutés et les plus appréciés dans le monde entier. C’est surtout dans les années 2000 qu’elle prend le dessus par rapport aux autres genres, notamment grâce à ses artistes R&B et hip hop mondialement connus : Usher, OutKast, Snoop Dogg, Rihanna, Chris Brown, Akon, Ne-Yo… De nos jours, la catégorie urban est polémiquement utilisée pour regrouper les chansons écrites par des artistes noirs, comme Daddy Lessons de Beyoncé ou encore Old Town Road de Lil Nas X, alors qu’elles se sentiraient vraiment mieux dans la catégorie country…!
La musique urbaine comprend également plus largement le reggaeton (et pourtant, ce n'est pas vraiment de la musique produite par la communauté noire-américaine, on est d'accord !), qui a ensuite donné naissance au hurban, un cross-over entre la musique hispanique et la musique urbaine. C’est durant la deuxième moitié des années 2000 que le reggaeton détrône la musique pop et se popularise, voire s’exporte à l’international : originaire du Puerto Rico des années 1990, il s’exporte aux Etats-Unis, puis chez les Européens et enfin dans le monde entier, avec des hits planétaires comme Angelito de Don Omar, tiré de son album Kings of Kings (2006, Machete Music).
Depuis 2017, on parle de “l’effet Despacito” : avec presque 7 milliards de vues sur YouTube, c’est le hit de l’été qui a duré bien trop longtemps. Cette viralité monstrueuse a largement encouragé les labels à s’intéresser de nouveau à la musique pop latine et au reggaeton. Pour Stephanie Ho, rédactrice chez Genius, “les réussites [commerciales] de Despacito et Mi Gente pourraient indiquer le début d’un vent prospère pour la musique espagnole aux Etats-Unis.” Elle ajoute que Despacito prouve justement que “les fans n’ont pas besoin de comprendre les paroles pour apprécier la musique.”
C’est la reggaeton revolution. Plus largement, c’est l'urban revolution. La musique pop perd paradoxalement en popularité, la musique urbaine devient pop et les classements se voient envahir par des copies de Despacito avec seulement quelques petits ajustements et changements subtiles. Mais comment peut-on même expliquer cette ascension spectaculaire pour un genre qui pourtant n’est pas supposé être aussi populaire et apprécié dans le monde que la musique pop ?
Selon le groupe Nielsen, sur les 10 artistes les plus populaires en 2018, 8 d’entre eux se situent dans la catégorie R&B/hip hop, avec Drake en premier et Kendrick Lamar en deuxième position.
Une des explications possibles serait la digitalisation de la musique et en particulier l’avènement des plateformes de streaming, comme Spotify ou Deezer.
D’après une étude de 2016 du Music Business Association, les playlists sont devenues bien plus populaires et écoutées que les albums. Les auditeurs ont tendance à écouter des playlists déjà faites et disponibles sur les plateformes de streaming ou créées par leurs soins que des albums d’artistes et de groupes. Les playlists prennent donc une importance grandissante dans l’industrie de la musique, car elles peuvent pratiquement créer des hits à la demande dans certains pays, comme aux Etats-Unis. La popularité écrasante du reggaeton serait en partie grâce aux playlists phares de Spotify “Baila Reggaeton” et “Viva Latino!” : c’est le cas pour le single Me Rehúso de Danny Ocean, qui s’est fait connaître grâce à celles-ci.
De plus, c’est le format idéal pour les nouvelles applications qui ont la fonctionnalité de publier des stories ou courtes vidéos : Snapchat, Instagram, TikTok, Vine. La musique urbaine se danse facilement contrairement à l’indie et c’est ce qui fait toute sa spécificité sur ces réseaux, en plus des paroles qui racontent des histoires proches des auditeurs et utilisables en vidéo.
Une autre spécificité de la musique urbaine et plus précisément le rap, c’est que c’est très divertissant : qui n’a pas déjà tenté une fois dans sa vie d’apprendre Rap God d’Eminem en entier ? Le rap peut facilement devenir viral, surtout quand les paroles clashent d’autres rappeurs : c’est ce qu’on appelle des diss tracks. Cyprien versus Cortex, ça vous parle ? Les rappeurs se charrient beaucoup entre eux et aiment se battre en duel, lors de rap contenders. Ces activités sont réellement propres au genre et font écho aux duels de solo à la guitare électrique que pouvaient avoir les guitaristes rock ou métal d’antan. Maintenant, c’est fini : place au rap !
Son ascension est enfin en partie due aux tendances de mode : la musique urbaine et surtout le hip hop sont associées à un style vestimentaire particulier. Alors que le rock ‘n’ roll était une forme de rébellion des jeunes des années 1950 avec les jeans et vestes en cuir, le hip hop, accompagné du snapback et de la chaîne en or, est clairement un symbole d’une révolution actuelle. Et oui, c’est vrai que plus personne ne s’habille vraiment en snapback et chaîne en or (à part Kaaris ?), mais la musique urbaine et tous ses sous-genres restent prédominants et a grandement influencé, même vestimentairement, des générations entières de jeunes, qu’on appelle Millenials, ou “Génération joy stick”.
Et ça, c’est vraiment propre à l’urban aussi : l’indie était principalement un état d’esprit, alors que le hip hop se commercialise, avec un style vestimentaire, une association à des marques de luxe, du bling bling. La preuve, le casque Beats de Dr. Dre était l’objet phare de la musique urbaine et de son style.
Mais l’explication la plus notable serait celle de la facilité à laquelle n’importe qui de nos jours peut produire et publier une chanson. Plus besoin de studio professionnel, de recruter un agent et de trouver le producteur idéal : Garageband et Soundcloud font parfaitement l’affaire pour les petits budgets. Nombreux sont les rappeurs qui ont réussi à laisser leur nom dans l’histoire grâce à Internet et les plateformes de streaming, dont Lil Uzi Vert, qui, a l'âge de 20 ans, a uploadé quelques morceaux sur Soundcloud. Il devient mondialement connu avec son single XO Tour Llif3 (2017, Atlantic Recording Corporation) qui a accumulé plus d'un milliard de streams sur Spotify. Trois ans après ses débuts sur Soundcloud, Lil Uzi Vert gagne le Grammy Award de Best New Artist. Grâce à ces nouvelles plateformes digitales, le rap et la musique urbaine sont libérées de contraintes financières ou administratives.
Le rap sur Soundcloud a tout justement une appellation spécifique : “mumble rap”, le rap marmonné, assez emo. A la fin des années 2010, des rappeurs comme XXXTENTACION, Lil Peep, 6ix9ine, Lil Pump et Lil Xan dominent brièvement le marché de la musique. Leur succès est lié à cette période de morosité post-élection du président Donald Trump aux Etats-Unis, période de mou dans la musique où les classements étaient remplis de chansons tristes, voire dépressives : when the party's over de Billie Eilish, SAD! de XXXTENTACION, 1-800-273-8255 de Logic… En 2018, c’était difficile de trouver des chansons réellement “funs” dans le top global comme Happy de Pharrell Williams ou encore Uptown Funk de Bruno Mars et Mark Ronson.
Mais en 2020, les rôles s'inversent : le mumble rap devient difficile à trouver et les chansons les plus connues sont des chansons de danse TikTok comme ROCKSTAR de DaBaby et Roddy Rich ou encore death bed (coffee for your head), une collaboration entre le rappeur Powfu et la rockeuse indie Bea Kristi, plus connue sous son nom de scène beabadoobee.
La musique urbaine reste extrêmement présente dans la scène musicale à l’international et son déclin n’a pas l’air d’actualité encore. L’abandon progressif du terme “urban” annonce-t-il la fin proche du genre ? Ecrivez-nous votre avis !
Cet article est le deuxième d'une série de quatre articles. Le premier traite de la question de la mort de l'indie. Le prochain parlera du risque de la monoculture dans la musique actuelle. Restez attentifs aux nouvelles publications !