Le dernier concert de Kikagaku Moyo au Trabendo, le 6 juin 2022
Après 10 ans de travail, les fers de lance du rock psychédélique nippon Kikagaku Moyo sont parvenus au bout d’une discographie monde. Un travail d’orfèvre débuté dans les rues de Tokyo en 2012 par Tomo Katsurada et Go Kurosawa, vite rejoint par les autres membres du groupe, pour aboutir en mai 2022 à Kumoyo Island, point culminant de leur création. Des contrées du psychédélisme, les 5 membres retiennent moins les drogues hallucinogènes que la poésie quotidienne, une vision japonaise de l’émerveillement pour l’apparente simplicité, un regard vif sur la beauté liminale du vivant, celle qui pour être décelée nécessite que l’on se laisse prendre par la contemplation.
Simplicité plutôt que simplisme ; leurs compositions entre mélopées planantes et guitare fuzz forment un univers sonore complexe battu par les vibrations contraires. Les musiciens en démiurges parviennent par une habileté certaine à y faire régner le paisible ; une douceur émane toujours, même des moments les plus saturés de rock.
Ce son unique à l’équilibre ténu manié du bout de leurs 50 doigts, navigue entre Krautrock, musique orientale globetrotteuse, héritage psychédélique et envolées free jazz. Si on retrouve des éléments classiques du genre des années 70 comme les drones et les pédales d’effets, la présence d’instruments traditionnels, tels le sitar et le shakuhachi, vient appuyer le côté méditatif des compositions et place le feeling général dans un coin du continent Asiatique. Chez les Kika, le son de l’instrument indien se dote d’un voltage haute tension, Ryu Kurosawa parvient à l’électrifier tout en le différenciant de la guitare, par une technique de jeu et un choix d’équipements savants.
Cette richesse sonore, présente dans tous les projets du groupe est exacerbée lors des lives, sortes de Rock n’ Roll Circus de Kyoto. Leur dernière représentation française a eu lieu au Trabendo le 6 juin 2022, ce jour-là, j'ai eu la chance d’être dans l’audience pour vous raconter une de mes expériences de live les plus marquantes.
Arrivé sur la terrasse, le Trabendo grouille de bonnes bouilles. Entre les mecs affublés de complets 70’s, je repère une bande de Japonais… Toujours les mieux fringués ! Le premier porte un Levis usé jusqu’à la corde aux déchirures parfaitement placées, le temps reste le meilleur designer en matière de Denim. Le second est couvert d’un poncho à motifs aztèque, sa dégaine évoque un descendant de Keith Richards crée lors d’une tournée nippone. Leurs cheveux aussi me font tiquer, des mulets sans le côté surfeur australien alcoolique, un air chic s’en dégage, décontracté, naturel. Remarquer que je ne fais pas le poids me donne un coup de chaud, mélange de jalousie et d’admiration. Le meilleur remède reste une pinte bien fraîche.
J’aime le Trabendo pour son public et sa configuration. Posé sur la partie surélevée de la salle, je m’offre un angle de vue parfait sur le groupe qui vient de prendre place. Tomo Katsurada a quelque chose d’enfantin. Son regard, d’une douceur que je remarque tout de suite perce loin, il porte un imaginaire sans bornes sur le visage. Ses vêtements colorés ornés de broderies sont réalisés par la créatrice Eloïse Ptito-Echeverría, dont les ateliers sont basés à Amsterdam, ville de résidence du quintet.
Assez parlé chiffon, le set débute par le grondement sourd d’une jam compacte. Elle monte crescendo, les instruments s’éveillent, s’alignent, s’accordent et explosent. La musique de Kika vient de parcourir la distance Tokyo Paris le temps de l’intro de Cardboard Pile. Elle laisse place aux premières boucles planantes, la voix de Tomo flotte sur le même rythme que les lignes de cordes et ajoute une couche d’harmonie.
Première chanson et déjà le quintet nous prend à contrepied, hypnotise et désoriente. Ils embarquent nos oreilles en balade sur l’immensité vernaculaire des prés japonais, puis transposent nos corps pressés dans l’espace étriqué d’un club Tokyoïte.
Daoud, le guitariste du groupe, jésus psychédélique aux pieds nus envoyé sur Terre par les rois mages Hendrix, Santana et Zappa déploie son jeu spasmodique. L’espace d’un instant avec la grâce d’un danseur contemporain puis sur la contorsion suivante, celle d’un escogriffe à la silhouette rendue floue par la vapeur. Le premier morceau se conclu sur une boucle dansante troublée par la batterie et finalement s’éteint, évanescent.
Pendant deux heures nous passons de la mélancolie d’Orange Peel à la volupté de Dancing Blue. Ce dernier composé de boucles électriques s’empare de chacun de mes membres, les vibrations comme des fils maniés par les musiciens marionnettistes poussent le public dans une danse endiablée. Pendant six minutes, je me sens brutalement vivant. La poésie du live fait rhizome, ricoche depuis le chant monosyllabique de Tomo et les cœurs de Go Kurosawa, atteint l’audience en fléchettes auditives lors des dialogues guitare-sitar de Daoud et Ryu.
Les yeux clos, je me laisse porter par le ressac rythmique sur le dernier quart du live. J’entrevois les vibrations en cymatique, imagine les formes géométriques qu’elles prennent en s’insinuant dans les corps. Des corps de plus en plus épris par la chaleur qui croît sous la crue des riffs électriques de Zo No Senaka et Gatherings.
Enfin arrive la conclusion, le quintet décolle sur le rythme saccadé de Monaka, titre d’ouverture de leur dernier album plein de dynamisme, de percussions et de rythmes orientaux entre Tokyo et Calcutta. Sa dernière minute sonne comme une clôture de chapitre, l’impression que le quintet avait prévu sa set list depuis longtemps. C’est la dernière danse pour le public français, le dernier rite sous l’influence des gourous du psyché tokyoïte.
À la sortie du Trabendo, comblé et vidé à la fois, j’éprouve une sensation similaire à la lecture des derniers mots d’un grand livre. L’impression que mes oreilles resteront insensibles à n’importe quelle autre musique pour les semaines à venir. Ce soir-là, je termine ma soirée dans un troquet de quartier en compagnie d’une poignée d’habitués avinés. Je les rejoins vite sur l’échelle de l’ivresse, on discute musique et expérience live. Sur le retour, je tente d’organiser les premières idées de ce texte, mais le trip sonore semble ineffable, les phrases brouillonnes se bousculent dans mon esprit ne laissant qu’un enchevêtrement d’images. C’est en me figurant le regard perçant de Tomo que soudain tout prend sens, et les mots s’éveillent, s’alignent, s’accordent et explosent.