Little Simz, un rap intime et engagé made in UK
 

La saison des festivals a déjà commencé, et c’est l’occasion de vous parler de Little Simz qui depuis le début de l'année est en tournée européenne avec son dernier album et qui sera de passage en France cet été, notamment au Lollapalooza Paris. Son dernier opus est un joyau unique de modernité et de précision ! 
 

Dès les premières notes de l'album Sometimes I Might Be Introvert, on est happé par les tambours et l’arrangement cuivré et tonitruant de ce préambule musical. Installés dans nos fauteuils rouges feutrés, la projection du film commence instantanément dans nos têtes.

Tel un gladiateur qui entre dans l'arène, la rappeuse britannique Simbi Ajikawo, plus connue sous le nom de Little Simz, s’impose d'entrée et nous embarque dans sa superbe production musicale en signant un quatrième disque studio d’une introspection époustouflante dans lequel l’artiste de 28 ans mêle son lyrisme tranchant à une orchestration symphonique grandiose.

Grandiose ! C’est le moins que l’on puisse dire. La londonienne d’origine nigériane a vu les choses en grand pour ce LP de 19 titres. Ici, les chorales, les intermèdes, et les feats viennent nourrir un peu plus la richesse de son travail. Son ami d’enfance, le talentueux Inflo (producteur de l'année aux BRIT Awards), vient jumeler superbement ses arrangements à la voix de Simz. Tous les 2 se connaissent bien, ils sont membres du collectif neo-soul Sault. 

Cet album est une immersion dans le monde intérieur de Simz qui porte une réflexion entre son personnage public, Little Simz, et son moi privé, Simbi. L’ouvrage est précis et résolu, dont le titre Sometimes I Might Be Introvert cache un double sens. Reprenez la première lettre de chaque mot et vous obtenez l’acronyme SIMBI, qui est le diminutif de son vrai prénom Simbiatu.

Cette artiste indépendante, qui se produit sous son propre label AGE 101, cherche la reconnaissance devenue la quête normée et énervée de notre quotidien moderne : “Why the desperate need for an applause?” (Pourquoi ce besoin désespéré d’applaudissements ?) se demande-t-elle sur le fougueux et éclatant Standing Ovation, elle pressent aussi le fossé entre Simz et Simbi s'élargir alors que les éloges du monde de la musique et de la critique se font sentir “And don't be so obsessed to me - You think you know what’s best for me“ (Ne sois pas si obsédée par moi - Tu penses que tu sais ce qui est le mieux pour moi) alerte-t-elle.

En effet, son talent a attiré l’attention de l’underground hip-hop depuis une dizaine d’années. Kendrick Lamar la décrit comme l’une des meilleures rappeuses de sa génération, Stormzy la qualifie de légende vivante. En 2017, Damon Albarn de Gorillaz pour sa tournée mondiale Humanz Tour ainsi que Lauryn Hill la choisissent pour faire leur première partie.

De sa notoriété grandissante et du succès de son précédent et incroyable album, Grey Area sorti en 2019, la londonnienne poursuit son chemin en nous livrant une création riche, complexe tout en nuances abordant des sujets sociétaux comme la gentrification, la brutalité policière, sa propre santé mentale, la politique, le fait d’être une femme noire aujourd’hui, “I’m a black woman and I’m a proud one” (je suis une femme noire et fière) rappe-t-elle avant d’ajouter “But as long as we’re unified, then we’re already won” (Mais tant qu’on reste unis, on a déjà gagné).

Le premier single Introvert est d’une ampleur massive s’ouvrant sur une orchestration cinématographique avec des chœurs aériens avant de basculer dans un rap urgent. Il est complété par un clip magnifique de 6 minutes réalisé par Salomon Ligthelm et filmé dans un musée d'histoire naturelle vidé de son public. Entremêlée aux images chorégraphiées, le réalisateur superpose une série de vignettes terrifiantes, peintures, vidéos d'émeutes raciales, archives familiales qui retranscrivent le chaos, la lutte, la résistance, la peur et le danger de ceux qui tentent d’exister en sachant qu’ils sont dans le viseur de la société.

Sur le deuxième titre de l’album Woman, Little Simz prend un virage stylistique dans lequel son flux verbal exigeant se fraye un chemin à travers l’ambiance soul de la chanson. C’est une célébration habilement effrontée, percutante et joyeuse de la femme et de la sororité accompagnée de Cleo Sol, elle aussi membre du collectif Sault, la chanteuse anglaise montante qui pose sa voix sur les refrains. 

Sur le morceau Two Worlds Apart, Simz nous parle de sa progression en tant qu’artiste sur des notes de bass R&B jazz à l'atmosphère rétro et tranquille. Suit le titre introspectif I Love You, I Hate You sur l’abandon et la relation troublée de Simz avec son père dans laquelle elle lutte avec des sentiments mitigés. “Is you a sperm donor or a dad to me?” (Êtes-vous un donneur de sperme ou un père pour moi ?) s'interroge-t-elle. “I’m not forgivin’ for you, man, I’m forgivin for me” (Je ne te pardonne pas, mec, je pardonne pour moi). De cette chanson, l’artiste en a aussi fait un court métrage de 22 minutes qui reflète incroyablement l'obscurité émotionnelle du propos. “Je voulais faire ce film parce que je pense que c’est une histoire universelle à laquelle beaucoup de gens peuvent s’identifier ”. 

L'idée de cette chanson lui est venue lorsque Inflo (qui produit la plupart de son travail) lui demande “ Qu’est-ce que tu aimes et qu’est-ce que tu détestes à la fois ? ” “ J’ai immédiatement eu la réponse". Les éléments orchestraux abondants qui s’enroulent autour du flux passionné de Simz nous livrent un récit déchirant sur ses “daddy issues”. 

Les titres Little Q, Pt. 1 et 2 reposent sur des chœurs d’enfants entêtants, presque joyeux qui contrastent avec le sujet sur la violence. Plus que de relater de façon binaire une histoire, l'expérience d’un de ses cousins qui s’est fait poignarder, Little Simz pousse le curseur de sa réflexion jusqu'à dénoncer les vrais coupables cachés dans leurs costumes qui organisent nos structures sociétales et qui engendrent le racisme systémique.

Le trippant Rollin Stone est sans doute le morceau le plus expérimental et le plus ambitieux de ce LP tandis que le titre Protect My Energy est un hymne à l'introversion aux couleurs euphoriques de synthé disco-funk. Il y a d’autres passages introspectifs comme avec la très belle et poétique chanson sur l’amour I See You, guidée par une ligne de basse chaude, qui offre un contrepoint supplémentaire et un moment de douceur dans l'écoute de cet album.

 

L’afrobeat s’invite aussi avec des titres comme Fear No Man qui nous embarque dans un mouvement gai et dansant, ainsi qu’avec le duo Little Simz et le chanteur anglo-nigérian, Obongjayar, Point And Kill, dont le clip capture une atmosphère qui me fait superbement penser au travail du photographe Malick Sidibé. Magnifique ! Le dernier morceau de l’album Miss Understood apporte un moment de tendresse qui essaye de démêler une relation tendue avec sa sœur. 

Little Simz et Obongjayar

Et entre tous ces morceaux, des intermèdes viennent tisser le récit de Simz qui choisit d’inviter l’actrice anglaise Emma Corrin (révélée dans la série The Crown pour son rôle de Lady Di). Ces intermèdes un peu naïfs se font entendre comme une sorte de voix intérieure qui guide Simz dans sa réflexion. L’atout majeur de ce lien est son accent ‘so British, so aristocratic’, qui texture un peu plus la langue acérée de Simz.

Depuis 2015 avec son premier album réussi A Curious Tale Of Trials + Persons, la rappeuse britannique évolue un peu plus à chaque projet musical et laisse entrevoir sa vulnérabilité, ses réflexions et ses affirmations tout en tissant un récit qu’elle élève à un niveau supérieur digne de figurer, selon moi, sur la liste “ la crème de la crème".

On peut dire que Little Simz a fait du chemin depuis la chanson obsédante Dead Body qui lui a permis de se faire remarquer. Il y a aussi l’incroyable morceau Venom qui depuis 2019 a eu plusieurs vies, devenu une ode au féminisme qui parle notamment des femmes encore trop négligées dans le rap et qui exprime la volonté de stopper le patriarcat. “Venom, c'était moi qui libérait toute la colère accumulée que j’avais au fil des ans. J’ai tout sorti sur ce titre” dit-elle. Dès qu’elle lâche le mot Venom, c’est comme si elle prononçait la sentence ultime. Y’a pas à dire, cette rappeuse sait incroyablement ménager ses effets ! La chanson a également été sélectionnée pour figurer sur la bande originale de la série policière dramatique britannique produite par Netflix, Top Boy, dans laquelle Simz joue le rôle de Shelly, une mère et petite amie d’un chef de gang Dushane (oui, elle est aussi actrice !).

   

Sometimes I Might Be Introvert est une magnifique épopée audacieuse et sensible à la fois, qui relate une quête de soi-même, capable de s’adresser au plus grand nombre. Loin de plomber l’ambiance en fouillant des sujets lourds, elle se déploie un peu plus à chaque chanson. La narration agile de Simz ressemble à un manifeste moderne qui n’est pas sans rappeler l’esprit des textes du dernier album d’Orelsan. L’anglaise glisse d’un sujet à un autre avec beaucoup de grâce. Elle arrive à donner l'illusion que tout lui vient sans trop forcer, et ça donne une énergie relâchée et superbe à l'album.

Son écoute vous tient du début à la fin, elle est l’occasion d’ouvrir une multitude de tiroirs pour redécouvrir une palette d’influences musicales qui vous fait passer un moment passionnant. La fusion contrastée entre la musique et le rap est irrésistible. Tout l’album semble construit avec cette idée de jour/contre-jour musical qui agit comme une sorte de conversation.

Grâce au travail d’alchimiste de son producteur Inflo, l’espace sonore de cet album semble sans limite, son intention est massivement luxuriante, il frôle le drame pour mieux se relever et exprimer toute sa dimension cinématographique. Avec ce quatrième album, Little Simz livre un kaléidoscope musical dont chaque chanson constitue un fragment en mouvement d’une œuvre vibrante et vivante.