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Diabolus in Musica : Pourquoi le Blues est la musique du Diable

écrit par Aurel Beaumann le jeudi 10 mars 2022

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Diabolus in Musica : Pourquoi le Blues est la musique du Diable

 

Bon, vous vous doutez bien que cet article n’a pas pour but de démonter le Blues, bien au contraire. Parce que j’ai reçu mon éducation musicale au conservatoire, l’idée d’écrire un article où on parle un peu théorie musicale me titillait depuis un moment. Et puis, si j’ai souffert pendant dix ans en cours de solfège, c’est bien pour pouvoir me la raconter un peu de temps en temps. Sortez vos bouquins de solfèges, vos meilleures clefs de Sol (ou clefs de Fa, vous faites bien ce que vous voulez), et attachez vos ceintures parce qu’on va aborder un sujet aussi technique que passionnant : le Triton, aussi appelé Diabolus in Musica.


Diabolus in Musica : Pourquoi le Blues est la musique du Diable

Revenons à la base et prenons une gamme de Do, tout ce qu’il y a de plus classique : Do-Ré-Mi-Fa-Sol-La-Si(-Do). Cette gamme, qui est la première chose que l’on enseigne en solfège est en réalité plus spéciale qu’on ne veut bien le croire. Entre chaque note se trouve un ton (l’unité que l’on utilise pour mesurer l’intervalle entre les notes) à part entre Mi et Fa et entre Si et Do, où il n’y a qu’un demi-ton. C’est d’ailleurs pour cela qu’on nomme cette gamme la gamme diatonique : il y a deux demi-tons un peu espiègles qui s’y baladent et qui mettent le bazar.

Diabolus in Musica : Pourquoi le Blues est la musique du Diable

La première chose que l’on pourrait se dire c’est : et si on enlève ces deux demi-tons en retirant de la gamme le Fa et le Si, que se passe-t-il ? On obtient une gamme à cinq notes, que l’on appelle la gamme pentatonique. En enlevant ces deux demi-tons, on enlève ce qui pose problème en amputant la gamme diatonique de la tension que ces deux notes lui confèrent. De cette façon, on obtient une gamme parfaitement harmonieuse. Une gamme qui lie l’humanité, qu’on entend en Asie comme en Afrique, chez les Indiens d’Amérique comme chez les Celtes. Une gamme assez joyeuse, mais assez neutre en ce sens qu’elle n’imprime pas vraiment de sentiment spécial. Cet aspect universel de la gamme pentatonique, on le retrouve d’ailleurs chez Spielberg dans le film Rencontre du troisième type : c’est avec cette gamme que notre Truffaut international souhaite s’adresser aux extraterrestres. 

Revenons maintenant à nos deux fameuses notes bannies. Parce que l’harmonie, c’est sympa, mais ça fait pas du Jimi Hendrix. Si on prend le Fa et le Si, on tombe comme par magie sur un intervalle que l’on appelle le Triton, autrement dit l’intervalle du Diable : il y a exactement trois tons entre ces deux notes. Celui-ci, surnommé Diabolus in Musica, fait partie des plus grandes légendes de la musique : il aurait été formellement interdit par l’Eglise au Moyen-Âge. Pourtant, si on fait bien attention, on l’entend chez Guillaume de Machaut (Amour me fait désirer, XIVᵉ siècle), chez Gesualdo (Se la mia Morte Brami, 1611) et même chez Bach, chez qui le Triton incarne Judas dans La Passion selon Saint-Jean (1724). En réalité, on n’a aucune preuve de l’interdiction formelle de cet intervalle.

À l’époque, l’Eglise exerçait un pouvoir social et politique à l’envergure absolument indiscutable. Lors du Concile de Trente, concile œcuménique qui se tint de 1545 à 1563, l’Eglise chercha notamment des moyens de mieux transmettre la parole de Dieu à travers la musique. Les règles de la musique selon l’Eglise ne régissaient pas vraiment la composition musicale, mais se concentraient sur l’amélioration de l’adoration et de la révérence pendant la messe. Le Triton ne fut donc pas interdit, mais seulement évité pour sa complexité harmonique allant à l’encontre de la pureté de Dieu. Et ce qui va à l’encontre de la pureté de Dieu… C’est le Diable !

Bien que l’expression Diabolus in Musica ne fut citée pour la première fois qu’en 1702 dans les écrits du compositeur et théoricien Andreas Werckmeister, la véritable association entre cet accord et le Diable fut le fruit de l’imaginaire romantique du XIXᵉ siècle. De simple dissonance désagréable, le triton devient l’incarnation même du Diable dans la musique, un accord maléfique ayant le pouvoir d’invoquer le Malin. Entre Lizst, Berlioz, et Saint-Saëns (pour ne citer que les plus connus), le triton devient un élément récurrent de la musique du XIXᵉ siècle.

Mais alors, me direz-vous, quel rapport avec le blues ? J’y viens, ne vous inquiétez pas. Reprenons nos deux notes, le Fa et le Si. Ces deux notes, comme je l’ai expliqué plus haut, ont une tension innée : le Si a envie de se « résoudre » vers le Do, la note fondamentale de notre gamme, et le Fa a envie de se résoudre vers le Mi, la tierce de la gamme. Lorsque l’on effectue ce genre de « résolution », on a un véritable sentiment de soulagement car on navigue d’une dissonance vers une harmonie parfaite.

Et si on joue le Fa et le Si en même temps et qu’on ne résout pas ? Alors tout d’abord, si on en croit l’Eglise du Moyen-Âge, Dieu vous réserve un aller simple vers les Enfers. En ne résolvant pas cet accord du triton, on a l’impression de ne pas finir notre histoire. On a ce sentiment d’être suspendu à jamais entre une inspiration et une expiration, comme si on promettait quelque chose qui n’arrivera pas. Cette non-résolution, que l’on appelle « tension non résolue », nous laisse dans un état d’excitation permanente. Et c’est précisément cette tension qui est un des fondements du Blues.

Diabolus in Musica : Pourquoi le Blues est la musique du Diable

Parce que le Blues c’est facile, il suffit de construire une gamme blues, et roulez jeunesse, on peut jouer pendant des heures. Mais alors, comment construit-on une gamme Blues ?

Pour obtenir une vraie gamme Blues, prenons la gamme de La Mineur, et passons-la en pentatonique. C’est pareil qu’avec notre gamme de Do, on enlève le Si et le Fa. On obtient donc La-Do-Ré-Mi-Sol(-La). Pour obtenir la one and only gamme blues, il faut ajouter à cette gamme le Ré Dièse pour obtenir La-Do-Ré-Ré Dièse-Mi-Sol(-La). Ce Ré Dièse qu’on vient greffer à cette gamme est appelé blue note.

Maintenant vous vous dites « mais quel rapport avec le triton ? Pourquoi nous a-t-il parlé du Diabolus in Musica pendant des plombes ? » Tout simplement parce que ce Ré Dièse, cette blue note, c’est précisément le triton. Entre La et Ré Dièse il y a exactement trois tons, autrement dit La et Ré dièse forment un accord de quarte augmentée, soit un triton, soit le Diabolus in Musica. Dans une perspective purement théorique (et occidentale), le Blues est donc littéralement la musique du Diable.

Diabolus in Musica : Pourquoi le Blues est la musique du Diable

Le triton, tel un pied-de-nez à l’ensemble de la musique pré-XXᵉ siècle, est accueilli à bras ouverts par le Blues, le Jazz et plus tard par le Rock. Dans le Jazz on parle par exemple de substitution tritonique, une technique fondée sur le triton.

En fait, les harmonies parfaites, ça ne fait littéralement pas du Jimi Hendrix : le morceau Purple Haze s’ouvre sur de magnifiques tritons. Ça ne fait pas non plus du Black Sabbath (dans le morceau Black Sabbath), ni du Metallica (Enter the Sandman), ni le générique des Simpsons, morceaux dans lesquels on trouve de bien jolis tritons.

Tout cela pour dire que le triton est la preuve que c’est la tension qui est source d’émotions dans la musique. Cette dissonance poétique sur laquelle tous les bluesmen de l’histoire ont raconté leurs peines de cœur a donné naissance à ces morceaux intemporels que nous adorons tous. C’est ainsi qu’après avoir été boudé pendant des siècles par les compositeurs, le Diabolus in Musica a trouvé sa place dans ces œuvres éminemment complexes mais dont la beauté reste inébranlable. Je conclus cet article sur l’une d’elles, en vous laissant apprécier les frénétiques modulations de l’immense John Coltrane, dans Giant Steps.

Aurel Beaumann
écrit le jeudi 10 mars 2022 par

Aurel Beaumann

Rédacteur pour Janis, nouveau média 100% musique lancé par LiveTonight

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mis à jour le jeudi 10 mars 2022

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