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Ces chansons devenues indésirables après le 11 septembre

écrit par Anna Chab le mardi 2 avril 2024

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Ces chansons devenues indésirables après le 11 septembre

 

Deux jours après le crash de quatre avions de ligne visant le World Trade Center, le Pentagone et la Maison Blanche, alors que l’Amérique est encore plongée dans la sidération, une liste commence à circuler dans plus d’un millier de stations de radio disséminées sur tous les États-Unis. Selon les sources, cette liste contient les titres de 160 à 175 chansons aux paroles jugées discutables, et qu’il conviendrait de ne pas jouer à la radio au vu du contexte politique.

Ces chansons devenues indésirables après le 11 septembre

Pourtant, les chansons présentes sur la liste sont loin de faire l’apologie du terrorisme. Si certaines contiennent effectivement des paroles trop agressives pour le puritanisme américain (notamment les créations de groupes de heavy metal comme System of a Down ou Slipknot), la plupart des titres ne font aucune référence directe à la violence, sous quelque forme que ce soit. La simple mention de termes appartenant au champ lexical de la guerre ou des attentats (même de loin) suffit pour considérer une chanson comme inappropriée. 

Le mot “Fire” est ainsi proscrit, même lorsqu’il désigne le feu du désir sexuel chez Bruce Springsteen dans “I’m on Fire”. Les références à l’aviation ou au vol sont rédhibitoires, exit “Rocket Man” et “Bennie and the Jets” d’Elton John. Et puisque le moral des Étasuniens est au plus bas, il ne faudrait pas le miner davantage avec des chansons sur le deuil, la mort ou le Paradis (“Knockin’ on Heaven’s Doors”, “Stairway to Heaven”). Le Moyen-Orient est devenu l’ennemi à abattre : plus de “Rock the Casbah” ou “Walk Like an Egyptian” sur les ondes. D’ailleurs, les chanteurs musulmans s’avèrent tout aussi indésirables, d’où la présence de 2 titres de Yusuf (anciennement Cat Stevens) sur la liste. 

 

Yusuf / Cat Stevens - Peace Train (live, Majikat - Earth Tour 1976)

 

Même les artistes les plus conformes à l’idéal américain ne sont pas exempts de tout reproche, en témoigne la mention de “(You're the) Devil in Disguise" par le King Elvis Presley. Quant aux chansons jugées trop optimistes ou trop joyeuses, elles ne collent pas à l’atmosphère pesante de l’actualité, ce qui explique des aberrations comme “Imagine” de John Lennon ou “Ob-La-Di Ob-La-Da” des Beatles. La liste est longue et fascinante, on vous invite vraiment à y jeter un œil, ne serait-ce que pour rire un peu.

 

La liberté de diffusion étouffée ?

 

Longtemps considérée comme une légende urbaine, l’existence de cette liste a été confirmée en 2011 par le journaliste David Mikkelson pour le média de fact-checking Snopes. La société à l’origine de sa diffusion est Clear Channel Communication (aujourd’hui iHeartMedia), une multinationale spécialisée dans l’audiovisuel et l’organisation d’événements musicaux. En 2001, elle possède 1170 stations de radio américaines, et cumule 110 millions d’auditeurs. D’après les employés de l’entreprise à cette époque, une discussion entre directeurs de programmes aurait eu lieu juste après les attentats, pour savoir quelles chansons seraient trop sensibles à diffuser, du moins à court terme. De cette discussion naît une liste qui circule d’abord en interne. Mais un cadre un peu trop zélé commence à partager le mémo par mail, et ce qui aurait dû rester au sein du siège prend des proportions plus larges que prévu. C’est ainsi que le 13 septembre, la liste est diffusée au sein des stations de radio de Clear Channel Communication. On ne sait pas pendant combien de temps exactement elle a circulé, mais au vu de l’escalade des événements, on peut supposer que plusieurs semaines ont pu s’écouler avant qu’il ne devienne acceptable de repasser ces titres sur les ondes.

Ces chansons devenues indésirables après le 11 septembre

L’existence d’un répertoire de chansons “bannies” ne passe pas inaperçue, et les journalistes commencent à s’emparer de l’affaire une semaine après les événements. Dans le Los Angeles Times, le critique musical Robert Hilburn s’insurge : « Si des directeurs de programmes radiophoniques, qui travaillent quotidiennement avec la musique, peuvent faire des jugements aussi douteux en se basant sur le titre de chansons, il n’est pas étonnant que les politiques, qui ont une connaissance limitée de la musique, se mettent à condamner ces chansons. »  Certains artistes figurant sur la liste se sont également exprimé, comme Peter Asher, membre du duo Peter and Gordon, à propos de la chanson “I Go to Pieces” : « Je suppose qu’une chanson sur quelqu’un qui explose en morceaux pourrait être troublante si on la prenait littéralement. Mais je ne peux pas vivre dans un monde sans amour, c’est un sentiment aussi légitime en période de crise qu’en temps normal. » 

Le guitariste de Rage Against the Machine (seul groupe dont l’entièreté du répertoire est proscrit) Tom Morello a expliqué à un journaliste du New York Times que les initiateurs de la liste « ne veulent rien qui fasse de vagues » : « Si nos chansons sont “discutables” d’une manière ou d’une autre, c’est qu’elles encouragent les gens à questionner l’ignorance qui engendre l’intolérance – intolérance qui peut mener à la censure et à l’anéantissement de nos libertés civiles, voire, à l’extrême, au genre de violence à laquelle nous avons assisté. »

Ces chansons devenues indésirables après le 11 septembre
 

Les justifications d’une prudence démesurée

 

Face à la controverse, le PDG de Clear Channel Mark P. Ways s’est exprimé dans un communiqué publié le 18 novembre : « Au lendemain de cette terrible tragédie, les milieux d’affaires du pays répondent avec un certain degré d’hypersensibilité. Clear Channel croit fermement au premier amendement. Nous accordons de l’importance à la communauté artistique et nous la soutenons. » Évoquer le premier amendement, c'est rappeler l'attachement de la chaîne à la liberté d'expression et son refus de toute censure, au moment même où le conflit s'intensifie avec le début de la guerre en Afghanistan.

Il convient de nuancer la polémique, car à aucun moment il n’a été question de supprimer ou bannir ces musiques des stations de radio. Cette liste est, rappelons-le, le fruit de la réflexion de quelques cadres d’une entreprise parmi tant d’autres (bien qu’il s’agisse d’une des plus importantes sur le marché). Chacun y est allé de son avis, en prenant un maximum de précautions dans un contexte particulièrement tendu. C’est ainsi que de nombreuses chansons n’ayant rien à voir avec les attentats se sont retrouvées sur la liste, parce que le moindre malentendu, la moindre maladresse aurait pu choquer des auditeurs bouleversés par les événements. L’initiative a pu être interprétée comme une tentative de censurer les artistes, mais les directeurs de programme n’ont jamais prononcé d’interdiction formelle : le mémo a simplement circulé dans les stations sous la forme d’un conseil, au pire d’une recommandation. Il appartenait aux programmateurs d’appliquer ou non ces préconisations : à Los Angeles, la station KYSR ne jouait aucun titre qui figurait sur la liste. Bob Buchmann, animateur à la station new-yorkaise WAXQ, a assuré qu’il diffusait toujours “American Pie” parce que le tube de Don McLean était l’un des plus populaires sur sa radio. En revanche, il a retiré de son côté des chansons qui ne figuraient pas sur la liste comme “When you’re falling” de Afro-Celt Sound System et Peter Gabriel.

 

Afro Celt Sound System - When You're Falling (feat. Peter Gabriel) [Official Video]

 

Préserver les citoyens au détriment de l’héritage musical

 

Cette prudence poussée jusqu’à l’hypertrophie peut sembler exagérée aujourd’hui, surtout d’un point de vue extérieur. Le contexte médiatique du début du XXIe siècle est rappelé par Bob Buchmann pour un article d’Allison Stewart paru dans le Washington Post en octobre 2021 : « Il faut bien se souvenir que les réseaux sociaux n’ont vraiment commencé à se développer que des années plus tard. Si vous n’étiez pas un témoin direct ou devant votre télévision, la radio était votre seule connexion. » Une anecdote rapportée par les employés de la station WASH confirme que le public était plus sensible que d’habitude dans les jours qui ont suivi les attentats : alors que la chanson “Celebration” de Kool & the Gang (qui ne figure pas sur la liste) était diffusée, un auditeur aurait téléphoné pour reprocher ce choix d’antenne malvenu.

L’hypersensibilité liée aux attaques a empêché de considérer la musique comme un moyen immédiat de fédérer les citoyens autour de la tragédie. On compte bien sûr quelques chansons country portées sur l’ultra-nationalisme et la défense des valeurs étasuniennes. Les chanteurs comme Toby Keith savent toucher le cœur du patriote moyen avec des paroles poignantes telles que « We’ll put a boot in your ass, that’s the American way ». 

 

Courtesy Of The Red, White And Blue (The Angry American) (Official Music Video)

 

Le 11 septembre a indéniablement marqué une rupture brutale pour une nation qui se sentait jusqu’ici intouchable, se présentant comme vainqueur de la guerre froide et gendarme du monde. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faut se débarrasser de tout l’héritage culturel du monde d’avant. Comme l’écrit Robert Hilburn, ces chansons « possèdent les qualités inhérentes aux meilleures musiques pop : elles examinent la vie sous différents angles, en essayant d’y trouver du sens lorsque nos rêves ont laissé place à la désillusion. »



 
Anna Chab
écrit le mardi 2 avril 2024 par

Anna Chab

Rédactrice pour Janis, nouveau média 100% musique lancé par LiveTonight

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mis à jour le mardi 2 avril 2024

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