Sly & the Family Stone ! Un événement, un album, une décennie
Peu de vidéos sont disponibles pour s'imprégner de l'œuvre et du génie de ce groupe précurseur. Une des entrées possibles pour faire un peu plus connaissance avec lui, est de s'arrêter un instant sur sa participation à un événement majeur des années 60, le festival de Woodstock, vaisseau de paix, d’amour, de tolérance… et d'excès en tout genre.
Dimanche 17 août 1969, 3h30 du matin, 7 silhouettes se dessinent sur la scène de Woodstock. Pendant les 50 prochaines minutes de sa vie, le public endormi ne sait pas encore qu’il s'apprête à vivre l’un des plus grands moments de ce festival. Ce concentré d'énergie collective est rythmé au son d’un groupe de funk. Ce groupe, c’est Sly & The Family Stone. Quand on leur dit que c’est leur tour de jouer, les artistes refusent d’abord de monter sur scène.
Nous sommes au milieu de la nuit. Tous les gens dorment ou essayent de dormir. Ils sont fatigués par la faim et la soif ainsi que par les violentes intempéries qui se sont abattues sur eux.
Précédés par Janis Joplin, Grateful Dead et Creedence Clearwater Revival, le meneur du groupe, Sly Stone, parle au micro à cette foule endormie dans la boue, essayant de les réveiller. Il leur explique que le fait de chanter tous ensemble est un acte de liberté et de résistance.
Au début, seuls quelques “Music Lover” répondent à son appel mais à la fin, c’est la foule entière qui chante d’une seule voix “Higher” qui finit par résonner plus fort que celle de Sly.
Malgré les archives et documentaires sur le sujet qui nous emmènent sur le chemin de la rétrospective, tant qu’on n'expérimente pas soi-même les choses, il me paraît parfois difficile de se représenter l'immensité de cette marée humaine qui vit à l'unisson à l'été 1969.
Contrairement à ce qui était initialement prévu, l'événement n’aura pas lieu à Woodstock. Les organisateurs veulent un terrain plus grand et c’est sur les 240 hectares de la propriété d’un agriculteur local, à 80 km de là que tout se jouera.
Prévu à l’origine pour accueillir 50 000 personnes, et durer 3 jours du 15 au 17 août, la série des 33 concerts dure un jour de plus et occasionne le plus gros embouteillage de toute l’histoire des Etats-Unis. Après 9 mois de montage et de préparatif, orchestrés par Michael Lang, c’est finalement près de 500 000 festivaliers qui jonchent les terres agricoles de Max Yasgur, producteur de lait du comté de Sullivan, à Bethel dans l'État de New York.
Max Yasgur
C’est dans cette ambiance extravagante que le groupe originaire de Californie va vivre un des moments les plus exaltants de sa carrière. Petit retour sur les années 60 qui ont vu naître le groupe Sly & The Family Stone.
Décennies de toutes les révolutions (politiques, sociales, artistiques, sexuelles…), peu à peu le calme apparent des Etats-Unis est remplacé par une atmosphère de bruit et de fureur. L’assassinat politique secoue le pays mais devient tristement habituel : John Fitzgerald Kennedy, Malcom X, Martin Luther King et Robert Kennedy en ont été les victimes les plus connues.
Tous les grands combats idéologiques sont en train de se jouer. La marche des droits civiques, les droits des femmes et des homosexuels prennent racine dans ces années-là. De cette révolution des mœurs, la jeunesse étudiante rejette le conformisme pesant de ses parents et vibre aux sonorités de Bob Dylan, de John Coltrane ou même des Beatles. “You’d better start swimming or you’ll sink like a stone“ (vous feriez mieux de nager ou vous coulerez comme une pierre) prophétise Dylan dans sa chanson The Time They are A-Changin en 1963.
À partir de 1965, avec celles de Los Angeles, des émeutes raciales éclatent dans de nombreuses villes du Nord du pays comme Detroit et Newark. Les manifestations contre le racisme, puis contre la poursuite de la guerre du Vietnam, se multiplient et laissent penser que les États-Unis sont au bord de la guerre civile. Ce bouleversement atteint son paroxysme en août 1969 sur le terrain boueux de Woodstock. C’est dans le contexte de cette décennie si particulière que Sly & the Family Stone va se constituer.
Basé à San Francisco, l’assemblage de ces pionniers du funk qui entremêle la musique soul et rythm 'n' blues combinée à des éléments rock ainsi qu'à du gospel, sort des albums depuis le milieu des années 1960. Ce groupe est devenu peu à peu propriétaire de cette soul psychédélique, dirigé par l’ancien DJ et multi-instrumentiste de génie Sylvester Stewart, alias Sly Stone.
Sly & The Family Stone est l’un des premiers groupes multiraciaux composé de femmes et d’hommes, ce qui est peu habituel à cette époque. Le bassiste ultra-talentueux Larry Graham, le frère et guitariste principal de Stone, Freddie, ainsi que leur sœur Rose, claviériste, l’incroyable trompettiste Cynthia Robinson, Greg Errico, le batteur de funk et Jerry Martini au saxophone composent ce rassemblement d’esprits musicaux. C’est un peu comme si ces 7 membres du groupe expriment, à eux seuls, tous les enjeux et combats de cette décennie.
Une partie de ce qui a amené ce collectif à ce moment-là à Woodstock était Stand!, le quatrième album du groupe, sorti en 1969. Ils ont fait une musique basée sur leur idéal assumé, mélangeant des pensées sur l’estime de soi, la paix et l’amour comme avec les titres Everyday People, I want to take you higher, ou You can make it if you try. Reconnu comme un chef-d'œuvre du funk-rock, Stand! est devenu une force musicale et culturelle et a propulsé le groupe en haut de l’affiche.
Avec cette formation de musiciens noirs et blancs, hommes et femmes, Sly and the Family Stone a incarné en même temps la promesse et la douleur d’un pays durant les années 60. Ils ont rencontré le racisme dans de nombreux endroits où ils se sont produits. Ils ont illustré la jeunesse de la contre-culture, soutenu le mouvement en faveur de la paix et de l'autonomisation des femmes. Dans sa forme la plus pure, Stand!, était d’une certaine façon, une bande-son de ces temps turbulents.
A propos de ce LP, Freddie Stone a déclaré : “ Pour moi, Stand! était l’endroit où nous avons atteint notre apogée en tant que groupe. Il était l’album qui disait : c’est ce que nous voulions vous dire dans les autres albums, et nous sommes maintenant à un endroit où nous le pouvons ”. “ Les choses qui se passaient à travers le pays nous ont changés, nous commencions à avoir des conversations entre nous, et Sly, étant le génie qu’il est, mettait ces pensées dans des chansons. À ce moment-là, nous avions l’impression de prendre position, et nous voulions encourager nos fans à faire de même”.
Ce qui était le cas avec le titre de ce funk tendu et explosif Sing a Simple Song, ou bien avec le célèbre Everyday People, hymne flamboyant sur la façon de forger fièrement l'unité par la différence. Cette chanson est aussi l’un des premiers exemples du style de jeu de basse de Larry Graham, inventeur de la technique du slap, qu’il utilisera et perfectionnera tout au long de sa carrière.
Leur quatrième album a absorbé les énergies furieuses des révolutions politiques et musicales de l'époque et a craché un LP puissant. Au moment où ils sont arrivés à Woodstock en août, le bassiste Larry Graham a déclaré qu’il avait l’impression que Sly & the Family Stone avaient "pénétré dans une nouvelle zone” avec leur public. “C’est comme quand un athlète comme Michael Jordan se rend compte de l'étendue de ses dons” a ajouté Graham à Vanity Fair en 2007, et dit “Oh, je peux le faire”.
Quelques semaines plus tôt, le groupe participe au Harlem Cultural Festival à Mount Morris Park, à New York. Autre événement musical majeur qui laisse une empreinte forte dans l’histoire des manifestations culturelles afro-américaines. Et c’est dans cette énergie dopée par tous ces enjeux sociaux que Sly & The Family Stone montera sur la scène de Woodstock et réalisera une performance hors du temps.
En plus de leur explosion sonore, les musiciens vêtus de costumes qui contournent les limites du psychédélisme hippie et des motifs uniques, leur apparition sur scène est un festin visuel.
La sélection de leur setlist provient principalement de ce manifeste musical, Stand!. On entend également des morceaux de leur album précédent tels que Dance to the Music, premier succès où l'énergie bouillonnante et contagieuse est une excellente introduction groovy au groupe. Entendez la voix de cette jeune femme pionnière, la trompettiste Cynthia Robinson, crier Get up, Dance to the music. Sly lui-même a dit un jour à propos de ce single : "C'est le meilleur son de basse et de batterie que j'ai jamais eu".
Il y a aussi le morceau trippant M’Lady de 1968. Cette dernière chanson ouvre le set avec une salve poignante de Hey’s! À partir de ce moment-là, le groupe de San Francisco offre un flux incessant de musique festive, les musiciens se combinent avec précision en laissant place à une accumulation de scats a capella qui éclate dans le crescendo des chansons. Et c’est dans ces interstices musicaux que la magie de cette famille vibre vraiment. Tous se nourrissent de l'énergie rauque du collectif.
Alors que l'enchaînement de titres aux allures révolutionnaires, comme avec Music Lover, se déroule, Sly appelle le public à se joindre avec ses six autres musiciens pour chanter. Sûrement inspiré par des souvenirs d’enfance sur les bancs de son église avec sa famille, Sly Stone levant son long doigt vers le ciel ressemble à un chanteur de gospel avec la volonté d’infuser un message clair. Avec le soutien sans faille de ses acolytes, son intention spirituelle sur scène est palpable, elle est aussi identifiable que dans les paroles de ses chansons. Rassembler, Unifier !
Nous arrivons au point culminant de cette performance avec le titre I Want to Take You Higher devenue la pièce maîtresse rendant mémorable le passage de cette formation funk. Couronnée par la section de cuivres hurlante de Jerry Martini et Cynthia Robinson, la soul psychédélique et palpitante de ce titre est une ode fulgurante et chargée de blues grâce à l’harmonica torride joué par Sly lui-même. Le cri de ralliement “Boom Lakka Lakka" de la scène en ébullition implore le public de se laisser emporter par la force de la musique. Woodstock ou pas, que vous soyez prêt ou pas, l'énergie de cette chanson qui célèbre la musique vous entraîne de toute façon vers un endroit où il fait bon être.
Alors que tous les membres de Family Stone sont d’excellents musiciens, beaucoup de leurs chansons de cette époque, on peut citer Love City, sonnent comme une musique festive dans laquelle rien ne semble sophistiqué. A mon sens, c'est aussi là que se situe leur génie et leur grâce. Tout en abordant des sujets essentiels qui leur est chers, ils font le choix de rester dans la simplicité et leur propos est toujours contrebalancé par des airs joyeux. Ce qui évite un ton moralisateur et qui donne à leur musique un effet "genre l’air de rien”. Au-delà des thèmes abordés, ce quatrième LP est aussi une musique physique qui s'écoute avec beaucoup de son pour laisser embrayer l'énergie de votre corps.
Puis vient le moment du neuvième titre de ce set, Stand!. Cette pause fiévreuse de style gospel est un appel à se défendre et à défendre ce en quoi on croit. Sly & The Family Stone a clôturé son set à Woodstock avec cette chanson. Il était environ 4h20 du matin. Deux autres groupes s'apprêtent à prendre le relais après eux : The Who (à 5h00) et Jefferson Airplane (à 8h00).
Sly & The Family Stone a captivé le public de Woodstock avec sa section rythmique funky serrée et tumultueuse, sa puissante section de cuivres et sa voix soul. Beaucoup de gens considèrent cette performance à Woodstock comme la meilleure du festival.
Plus que des titres évoquant la danse jusqu'à la transe où on se laisse emporter par la musique libératrice, Sly and the Family Stone est devenu l'affiche d'une sensibilité particulière de la fin des années 60 : intégrée, progressiste, indomptablement idéaliste. Son parcours l’a placé à un carrefour de mouvements culturels rassembleurs.
Mais à la fin de 1969, Sly a commencé à descendre en flèche. Il a déménagé de San Francisco à Los Angeles et est soudainement devenu beaucoup moins productif et beaucoup moins fédérateur. Alors que le groupe semblait sur le point de connaître un succès encore plus grand, son leader, fait une retraite sociale et psychologique, pour réapparaître en 1971 avec l'équivalent sonore d'une rupture totale : sombre, brillant et tonique. Comme avec le titre Family Affair, cette mélodie au groove obscur n'est pas une célébration de la famille, mais un aperçu de la façon dont cela peut mal tourner et du conflit entre nature et culture.
Au terme de cette décennie, la vie de Sly a été marquée par l'abus généralisé de cocaïne. Il existe d'innombrables récits de concerts programmés où le groupe a joué des heures en retard ou pas du tout. Alliéné à la drogue, la chute libre de Stone a été continue, se déroulant sans relâche par le passage du temps. Il est possible de croire que la pression du succès et la responsabilité d'incarner une figure de proue pour tout un mouvement de pensée n'étaient sans doute pas sans effet éprouvant. Intronisé au Rock & Roll Hall of Fame en 1993, Sly & The Family Stone est inscrit dans l’histoire de la musique.
Ses chansons ont non seulement inspiré une ère de rébellion et d'indépendance de la jeunesse, mais ont également eu un effet puissant sur le cours de la musique moderne en général. De Michael Jackson, en passant par Prince, Public Enemy, Arrested Development, The Roots, OutKast et ainsi de suite, l'ADN de Sly est traçable dans chaque cellule de la stratosphère musicale.
Avec le filtre 2022, il est possible d’être tenté de percevoir les sentiments authentiques exprimés par ce groupe avec un œil résigné, sceptique, voire sarcastique et on peut penser que Sly & The Family Stone, comme toute cette génération, a échoué dans cette croisade hippie. Mais la sincérité absolue de ces musiciens est rafraîchissante et inspirante. L’énergie folle et noble qui a été la leur est unique, et parce-que certains de leurs combats ont été gagné et ont amélioré nos vies, il est bon de célébrer un groupe tel que Sly & the Family Stone, et de se rappeler aussi qu’il reste encore du chemin à parcourir. Ce n'est pas seulement de la musique, c'est de l'histoire.