Le jour où une impro changea à jamais The Dark Side of the Moon de Pink Floyd
En 1973, les Pink Floyd enregistrent ce qui sera considéré comme leur plus grand album. Pour qu’un album devienne iconique, il lui faut son lot de surprises. The Great Gig in the Sky en fait partie.
« We don’t make mistakes, we just have happy accidents », prophétisait souvent le peintre américain Bob Ross dans sa célèbre émission « The Joy Of Painting ». Cette phrase décrit exactement l’acte commis par la chanteuse Clare Torry, un dimanche soir de janvier 1973, dans les studios Abbey Road à Londres. Cette année-là, le groupe de rock progressif, Pink Floyd, est en train d’enregistrer son prochain album. Plus tôt, ils produisaient Obscured by Clouds pour le film La Vallée de Barbet Schroeder et s'acquittaient d’une tournée aux États-Unis afin de promouvoir leur musique. À cette période, Pink Floyd est considéré comme un groupe expérimental, toujours avant-gardiste, mais moins galvanisant qu’à la sortie de leur premier album.
Brain Damage
En 1967, The Piper At The Gate of Dawn tombait dans les bacs de disque près de deux mois après Sgt. Pepper’s des Beatles. Enregistré dans le studio à côté de celui des Fab Four, la première galette des Floyds est une claque pour tout le monde. Il faut dire que Syd Barrett, Roger Waters, Nick Mason et Rick Wright y ont mis leur âme. Ce groupe a fait sa réputation à l’UFO Club, une boîte dans laquelle les gens s'asseyaient à même le sol pour admirer ce groupe jammer de longues improvisations ou performer leurs morceaux en y ajoutant à chaque fois de nouvelles parties. Le public, obnubilé par les effets de lumières rappelant les lampes à lave et la prestance du chanteur Syd Barrett, se faisait plus nombreux à chaque représentation. - C’est lors d’un de ces concerts, qu’un Pete Townshend sous effet se pencha vers Joe Boyd, (créateur du lieu et premier producteur des Floyd) et lui confia qu’il avait peur. Peur de quoi ? De la bouche de Roger Waters et de voir celle-ci l’avaler. - Depuis, Syd est devenu un peu fou à cause d’une prise de LSD croissante et continue qui l’emmena dans les limbes de ses rêves déchus et l’inscrivit dans la légende des 60’s.
David Gilmour, guitariste de talent et pote du groupe depuis leur école d’architecture est chargé de prendre la succession de Barrett en 1968. Une lourde tâche qu’il entreprend avec brio. Depuis, le groupe expérimente, cherche, créé. Ils sortent quelques albums avec un succès constant et explorent les versants d’une musique qui naît du croisement entre le psychédélisme et la technologie, le rock progressif. Après quelques disques de chauffe (dont Ummagumma), le premier gros virage de la nouvelle formation est pris avec Atom Heart Mother, un album concept mêlant rock et musique classique pour un résultat unique en son genre. Le second virage s’appelle Meddle, un album bipolaire, avec une face de chansons d’une longueur raisonnable et l’autre, composé de Echoes, pièce musicale de 23 minutes, sorte de symphonie jouée avec des instruments destinés au jazz et au rock**. Le troisième virage, le plus serré, celui qui mène à une victoire teintée d’amertume pour le groupe s’appelle The Dark Side of the Moon.
“Pourquoi devrais-je avoir peur de mourir ?”
Entre 1972 et 1973, donc, Pink Floyd enregistre cet album, qui devint un succès immédiat. The Dark Side of the Moon battra tous les records. Il sera 14 fois disque de platine au Royaume-Uni et restera 958 semaines au total dans le Top Billboard des meilleurs albums US. C’est le producteur Alan Parsons qui est aux manettes pour aider les Floyd à fabriquer cet album, comme il l’avait déjà fait auparavant sur Atom Heart Mother. Il faut souligner que l’ingénieur du son a un beau CV, avec une participation aux albums Abbey Road et Let it Be des Beatles, mais aussi les très charmants Wild Life et Red Roses Speed Way des Wings.
Pink Floyd, mené par le bassiste Roger Waters, qui s’installe peu à peu en tant que parolier du groupe, débute donc l’enregistrement en mai/juin 1972. Alors que des morceaux comme Us And Them, Money et Time sont dans la boite assez rapidement, le groupe rencontre un problème avec The Great Gig in the Sky. Composée par Rick Wright, la chanson est belle, mais la mayonnaise ne prend pas.
En résulte une longue piste instrumentale avec des enregistrements de voix prises au gré du vent. On y entend des personnes travaillant à Abbey Road répondre aux questions du groupe concernant le rapport que l’on entretient à la mort, à l’après, au repos éternel. Comme celle du concierge irlandais des studios, Denis O’Driscoll qui déclame : “And I am not frightened of dying. Any time will do, I don’t mind. Why should I be frightened of dying ? There’s no reason for it, you’ve gotta go sometime” (“Je n’ai jamais eu peur de la mort. Qu’elle vienne, je m’en tape. Pourquoi devrais-je avoir peur de mourir ? Il n’y a aucune raison à cela, il faut bien partir un jour"). Après avoir essayé de mettre du violon afin d’intensifier la piste, le groupe et leur producteur doivent trouver une autre issue. Un autre atout, pour rendre le morceau viable.
Un concert dans le ciel
Les enregistrements vont traîner, le groupe part en vacances puis entame une tournée. Alan Parsons, lui, a tout son temps pour travailler sur l’album, sans avoir les musiciens dans les pattes. Il pense alors à Clare Torry, une choriste ayant fait ses armes dans les studios, connue pour sa voix puissante et protéiforme. Malgré les réticences ou plutôt la nonchalance du groupe, Parsons charge une de ses assistantes d’appeler la chanteuse pour qu’elle vienne au plus vite. En ce mois de janvier 1973, il ne reste plus que quelques jours de studio aux Pink Floyd pour boucler leur album. Pas forcément fan du groupe, se sentant assez éloignée musicalement et n’étant pas libre ce soir-là, car elle allait voir Chuck Berry (la tuile), Clare Torry décline la proposition. Avant de se laisser convaincre et de caler la session le dimanche soir, celui qui changera sa vie.
L’entrée dans le studio est intimidante pour Clare, en même temps qui ne le serait pas. Mettre les pieds dans Abbey Road, un dimanche soir à 19 h, entrer dans le studio et avoir toute une équipe de mecs, un peu perchés, enfermés à faire de la musique. Elle passe outre et écoute les instructions distillées par David Gilmour. Il demande à Clare de chanter en pensant à ce que lui évoque la mort, et cela, sans parole, sans mot. Il lui faut quelque chose d’animal, d'instinctif. “Désolés, mais nous n’avons pas de paroles, ni de ligne mélodique, juste une séquence d’accord” admet le guitariste. Clare s’échauffe un peu “J’ai mis les écouteurs et je me suis lancée. J’ai commencé à faire des “Ooh-aahn baby, baby-yeah yeah”. Ils m’ont dit : “Non, non, on ne veut pas ça, sinon on aurait demandé à Doris Troy (autre choriste du groupe ndr). Essaie de faire durer les notes plus longtemps”.
Clare essaye quelques voix avec Rick Wright pour l’accompagner au piano, mais très vite les garçons lui disent de rentrer en studio. Elle ne sait toujours pas vraiment ce qu’elle fout là, mais quitte à y être autant balancer le tout pour le tout. “C’est alors que je me suis dit : Peut-être devrais-je simplement faire comme si j’étais un instrument.” Clare fait deux prises. S’arrête. Sors du studio, rouge, s’excuse pour avoir mal chanté. Elle est persuadée que sa prestation ne sera pas gardée. Payée 30 £, elle rentre chez elle - “je me souviens avoir pensé : Ça ne verra jamais le jour !”. Les Floyds, eux, ne s’en remettent toujours pas.
Deux mois plus tard, Clare Torry se rend dans un magasin de disques. Son nom apparaît sur la pochette en tant qu’interprète. Elle le ramène chez elle, le pose sur sa platine et l'enclenche. Une sensation indescriptible la traverse. Sans s’en rendre compte, en pensant même avoir commis une erreur, Clare Torry changea à tout jamais la face cachée de la Lune.
____________________________________________________
En 2004, Clare Torry attaque EMI en justice, pour être nommée, et ce, à juste titre, en tant que compositrice du morceau, au même titre que Wright. Un arrangement à l'amiable fut trouvé un an plus tard. The Great Gig in the Sky est aujourd’hui crédité (Wright / Torry).