30 ans de Nevermind : La création d’un incontournable
Une plainte judiciaire du bébé de la pochette, Spencer Elden, et une réédition pleine d’inédits : c’est pour tout et son contraire que Nevermind a (encore) déchaîné les foules. Plus de 30 ans après sa sortie, le deuxième opus de Nirvana continue de faire jazzer (malgré ses influences éloignées des blue notes) et s’inscrit encore comme un monument musical qui traverse les époques, les genres et les générations. Retour sur comment Nevermind est devenu Nevermind.
La genèse Cobain : Aberdeen, Sub Pop et Bleach
Fils de Don et Wendy Cobain (aujourd’hui O’Connor), Kurt Donald naît un 20 février 1967 dans les quartiers d’Aberdeen dans l’état de Washington, et devient déjà reconnaissable grâce à une coupe au bol blonde et de grands yeux bleus pleins de malice. Dans Montage Of Heck, documentaire à sa gloire sorti en 2015, le petit garçon est décrit par sa mère comme le gentil par excellence : « Il se faisait du souci pour tout le monde, si quelqu’un allait mal ou si on faisait du mal à quelqu’un ». Cadet d’une famille de deux enfants, Cobain a une sœur, Kim, et trouve comme solutions à une hyperactivité décelée très tôt un penchant vers le dessin et la musique. Avant de poncer ses cassettes punk-rock, c’est sur l’air de Hey Jude des Beatles qu’il fait ses bases pour s’orienter sur tout à fait autre chose avec le temps. Les années passent, et un événement malheureux amènera Cobain vers ce qui fait une partie de son mythe. Ayant très mal vécu le divorce de ses parents à l’âge de 9 ans, le petit garçon se mue en un ado sensible, ajoutant à sa timidité un spleen qui ne le quittera jamais. L’adolescence approchant, Kurt ne tient compte de rien, si ce n’est de faire ce qu’il veut. N’accordant d’importance ni à l’autorité parentale ni au reste, il accumule les allers-retours chez sa mère, son père, et toute sa famille, qui ne pouvant supporter ce comportement trop instable, se le renvoient comme une balle de ping-pong.
« Punk rock means freedom » Note des carnets personnels de Cobain, Montage Of Heck (2015)
Se sentant rejeté et incompris, il se plonge comme beaucoup de jeunes ados de l’époque vers ce à quoi il pouvait relier sa colère et son aliénation. Le heavy d’abord, avec Black Sabbath et Kiss (entre autres), puis le punk-rock grâce à Buzz Osborne, qui par l’intermédiaire de compilations sur cassettes, ouvre les portes d’un jardin dans lequel Cobain trouvera refuge : « Je me suis rendu compte que c’était ce que j’avais toujours voulu faire. » Il veut jouer de la musique, s’exprimer sur scène, et c’est ce qu’il fera, il y croit dur comme fer.
Toujours aux côtés d’Osborne, Kurt Cobain s’implique corps et âme dans la musique, chante et joue sans cesse, et accompagne ses potes des Melvins lors d’une tournée. Il s’imprègne de cette aventure musicale faisant émerger en lui les prémices de Nirvana. A cette époque, une scène alternative de Seattle née au courant des années 80 fait grand bruit, se plaçant comme un nouveau centre d’attention culturel autre que Los Angeles ou New York. Le grunge (du mot grungy signifiant sale) trouve son essence parmi ces formations comme les Melvins bien sûr, pilier du mouvement, mais aussi Screaming Trees, ou le Soundgarden d’un certain Chris Cornell. L’objectif du grunge n’est pas une question de technique musicale ou d’attitude, c’est un moyen d’expression.
Après une démo en 1985 sous le nom de Fecal Matter aux côtés de Dale Grover et Matt Lukin, Cobain rencontre Krist Novoselic, qui, partageant avec lui un intérêt pour le punk-rock, se lance dans l’aventure d’un groupe. Quelques batteurs successifs puis Chad Channing, un coup de piston chez Sub Pop, 606.17 dollars d’enregistrement : Nirvana voit le jour et sort Bleach le 15 juin 1989. L’aventure commence.
La création d’un monument
Déçu du manque d’implication de Sub Pop dans la promotion de ce premier album, la bande veut passer à la vitesse supérieure. Au bord de la banqueroute, le label de Seattle ayant participé à la mise en lumière de nombreuses formations grunge au crépuscule des années 80 (Green River ou Mudhoney notamment), se montre réticent à la mise en avant de Nirvana au détriment d’une publicité groupée. Co-fondateur du label, Jonathan Poneman revient sur cet épisode, relaté dans l’excellent livre Grunge : Jeunesse éternelle de Charlotte Blum (éditions E/P/A) : « Je sais qu’il était en colère parce qu’on avait d’encart publicitaire spécifiquement pour Nirvana ». Mécontent des ventes de Bleach (pourtant colossales pour un label local), Kurt Cobain voit grand, et il sait qu’il manque peu pour que sa bande soit connue de toutes et tous.
Nirvana quitte Sub Pop et rejoint DGC Records, qui grâce aux recommandations de Kim Gordon (Sonic Youth) ne doutera pas du potentiel de ce trio qui va subir un changement crucial. Insatisfaits du travail de Chad Channing et réticents de sa volonté de participer davantage au processus créatif des chansons, Cobain et Novoselic se séparent de leur batteur et sont à la recherche d’une nouvelle énergie qu’il finiront par trouver un soir de 1990. Toujours sur scène avec les Melvins, Buzz Osborne s’inscrit un peu plus dans l’histoire de Nirvana en présentant un jeune musicien du nom de Dave Grohl au duo. Batteur autodidacte, cet originaire de l’Ohio s’est fait tout seul et sort de plusieurs années de scène avec le groupe Scream venant de se séparer. Plus solide techniquement, Grohl apporte une énergie et une puissance qui correspondent parfaitement à ce que recherche Nirvana. Pour le prochain opus, le groupe veut sonner gros et fort. Des Stooges aux Raincoats notés dans ses carnets de jeunesse, Cobain veut allier ses inspirations punk à des Beatles toujours très ancrés dans sa culture.
Encore accompagnés de leur ancien batteur au début des enregistrements, Nirvana s’entoure du producteur Butch Vig, faisant l’unanimité pour son travail sur les derniers projets de Killdozer. Solide par sa réputation, ce natif du Wisconsin est aujourd’hui reconnu pour son apport sur Siamese Dream des Smashing Pumpkins aux côtés de Billy Corgan, American Idiot de Green Day ou plus récemment sur Widow’s Weeds des Silversun Pickups. Installés dans les studios Smart dans le Wisconsin d’où est originaire Vig, les enregistrements offrent huit chansons, dont Lithium sera le point d’arrêt. Pris d’une furieuse folie, Cobain se ruine les cordes vocales et signe la fin de la session et l’aventure avec Chad Channing par la même occasion. Le temps passe, le producteur attend le groupe pour achever les enregistrements, avant d’être rappelé après la signature chez David Geffen. Nouveau label, nouveaux locaux : le groupe parcourt une partie de la côte Ouest pour rejoindre Los Angeles et les studios de Sound City.
Dave Grohl derrière les fûts, les sessions reprennent et avancent à une vitesse hallucinante. Le groupe joue à la perfection et trouve un équilibre entre la technique de Cobain, limitée mais efficace, l’adaptabilité de Novoselic et la puissance sonore de la batterie. Territorial Pissings, On a Plain, Stay Away, les morceaux s’ajoutent les uns aux autres pour offrir 12 titres dont un certain Smells Like Teen Spirit, qui attirera l’attention du producteur. Enregistré dans le courant du mois de mai, l’album doit maintenant être mis au propre. Toujours entre les mains de Butch Vig, il est mixé durant plusieurs jours dans les studios Devonshire et laisse un résultat en demi-teinte. Consciencieux du résultat final, Nirvana veut sonner lourd et décide au milieu des recommandations de solliciter l’ingénieur du son Andy Wallace, co-producteur de Seasons in The Abyss de Slayer une année plus tôt. Quelques jours de mixage, un matriçage signé Howie Weinberg : le nouveau bébé de Nirvana est prêt, et plus rien ne sera comme avant.
Le double tranchant du succès
Quelques jours avant la sortie du disque, Cobain retourne dans sa maison natale d’Aberdeen, équipé du nouvel album. Curieux de connaître la réaction de sa mère, il glisse la cassette dans le lecteur : La réaction est immédiate, presque prophétique : « Ça va tout changer. Tu as intérêt à attacher ta ceinture, tu n’es pas prêt pour ça ». Nevermind sort le 24 septembre 1991, même jour que Badmotorfinger de Soundgarden. Objectif pour le label : atteindre les 250 000 ventes du Goo de Sonic Youth sorti l’année passée. Le cap est passé en vitesse grand V et devient disque d’or fin octobre avant d’atteindre les sommets.
L’album est le sujet des attentions, des émissions de télé aux programmations de MTV qui diffusent Smells Like Teen Spirit près de 8 fois par jour. Premier single de l’album, cette ode à la révolte adolescente tient son nom d’un graffiti « Kurt smells like teen spirit » signé Kathleen Hanna, chanteuse des Bikini Kill, dans la chambre de Cobain. Clin d’œil aux convictions révolutionnaires du chanteur ? Que nenni, puisque le nom du morceau fait référence… au déodorant porté par Tobi Vail, petite amie de Cobain à l’époque. Musicalement, le morceau fait dans la simplicité, avec une structure alliant couplets retenus et un refrain de quatre power chords chargés en distorsion. Kurt Cobain s’inscrit dans la lignée des guitaristes à regarder jouer. Pourtant aux antipodes des ovnis que sont Steve Vai, Nuno Bettencourt ou Joe Satriani, il dégage une puissance qui fascine, l’affranchissant de la technique hallucinante de ses confrères. "C’est une étiquette très superficielle d’affirmer qu’on va exploser. Ça n’est pas notre objectif" disait Cobain en 1991.
Les trois compères deviennent des icônes, des superstars auxquels rien ne résiste. Nirvana grappille les places des charts et accroît sa popularité, jusqu’à déloger Dangerous de Michael Jackson de la première place du Billboard quatre mois après la sortie du disque. Nevermind devient un poids lourd, qu’on voit et entend partout, et qui devient encombrant pour ses créateurs. Invité aux Top Of The Pops en novembre, le groupe, pas franchement ravi de jouer en playback, fait de son tube une caricature, feintant de jouer sur leurs instruments avec un chant… surprenant. Quelques mois plus tard au Reading Festival, Cobain répond aux critiques des médias, le présentant comme le prototype du junkie alcoolique, sensible, autodestructeur au bord de l’overdose, en arrivant en fauteuil roulant, feignant un malaise avant de se lever et annoncer que c’est leur dernier concert. Si les réactions de Cobain semblent faites pour amuser, le quotidien de rockstar lui devient vite insoutenable, créant un malaise bien plus profond que l’on puisse imaginer.
Aux premières loges dans le succès du groupe, Krist Novoselic subit lui aussi ce changement de vie, trouve du réconfort dans l’alcool, et voit son ami se consumer petit à petit : « Je pense que c’était traumatisant de devenir célèbre soudainement, […] Moi je me mets en retrait, je bois. J’ai de la chance, j’avais la bière et le vin. Kurt avait l’héroïne ». Se réfugiant dans les substances, Kurt plonge dans les profondeurs de la tristesse et passe les deux années qui suivent entre les joies de devenir jeune papa en août 1992 et l’envie (comme l’explique Courtney Love dans Montage Of Heck) de « faire trois millions de dollars et de devenir un junkie », avant de quitter ce monde le 8 avril 1994, à 27 ans. L’histoire d’une étoile filante, rêvant dans sa jeunesse d’être l’idole de tous, pour, une fois arrivée au sommet, souhaiter n’être vu par personne.
De Silverchair à Puddle Of Mudd, Jay-Z, Shaun Morgan de Seether, le qualifiant d’album lui ayant « donné envie de jouer la guitare » et Billie Ellish plus récemment : Nevermind inspire depuis plus de 30 ans, se plaçant comme un de ces mastodontes de l’histoire musicale, adulé par certains, apprécié par beaucoup, connu de tous, n’ayant pas fini de faire parler de lui.