Pink Floyd, Ummagumma : un album trop souvent resté dans l’ombre ?
Hier, il y a 52 ans, le 25 octobre 1969, sortait le quatrième album de Pink Floyd, Ummagumma. Un projet intime et virtuose, dont la radicalité et l’ambition artistiques semblent avoir desservi l’héritage. Entre une presse mitigée et le désamour que le groupe lui exprime publiquement, l’opus se fait tout petit au sein de la discographie des Floyd. Mais il n’en demeure pas moins novateur, précurseur même, des chef-d’oeuvres qu’on reconnait aujourd’hui unanimement à la formation anglaise. Retour sur un ovni du rock expérimental.
Une rétrospective en quatre actes
Pour la petite histoire, l’année 1969 est charnière pour le groupe : c’est la première passée sans Syd Barret présent au studio ; et après trois albums aux styles tâtonnants, le claviériste Richard Wright expose son envie de faire de la « vraie musique ». Il en ressort un concept hors du commun : l’attribution à chaque membre de la composition exclusive d’un quart de l’album. A ce quadriptyque musical s’ajoute une première partie live, présentant quatre enregistrements issus de leur tournée The Man and The Journey (1969).
Quatrième album, quatre titres live, quatre membres, et donc quatre mouvements dans la partie studio de l’album. Coïncidence ? En réalité, l’entièreté du projet semble régie par une règle de quatre. Si l’on observe la pochette de plus près, on constate qu’à quatre reprises, la pose des musiciens est mise en abyme dans le cadre à gauche, toujours avec de légers changements. La plongée est stoppée net dans le dernier cadre, qui donne à voir la couverture de l’album A Sauceful of Secrets (1968) - le deuxième album du groupe, et le dernier enregistré avec Syd Barret.
Ce sont autant d’éléments qui font d’Ummagumma un album rétrospectif, marqué par la perte d’un des membres du groupe et la recherche d’identité musicale. Pink Floyd semblent y exprimer le besoin de jeter un oeil par dessus l’épaule, le temps d’un album.
Disque 1 : live
Le live, du fait qu’il rassemble uniquement des morceaux de leurs précédents projets, s’apparente à un voyage dans le temps. Un retour propulsé par le son brut de la guitare de David Gilmour dans Astronomy Derive, issu de leur premier opus ; le long break en crescendo de Nick Mason à la batterie (accompagné des saillies psychédéliques des autres musiciens) sur A Sauceful of Secrets ; ou encore, en conclusion du même titre, l’envolée mélancolique de la batterie, du clavier de Richard Wright, et des choeurs de Gilmour.
Si les musiciens laissent clairement la place à l’expérimentation sur ces morceaux déjà connus du public, ce sont avant tout l’énergie et la synergie du groupe qui contrastent avec les versions originales. C’est, à mon goût, le plus frappant sur Set the Controls for the Heart of the Sun, un titre de dix minutes, aussi immersif qu’il est inquiétant. La voix de Roger Waters - répétant le titre en boucle - et la guitare de Gilmour y posent une atmosphère qui aurait pu inspirer celle de Riders on the Storm des Doors. On se trouve entouré d’un même calme lugubre, d’une même ligne mélodique, insistante sans jamais réellement rompre le silence et l’immensité de l’espace dans lequel on est soudainement lâché. La partie centrale du morceau, sans dénaturer l’ensemble, délaisse quelques instants la mélodie et nous plonge dans un abysse, dénué de ligne rythmique, qui laisse entendre, comme à distance, diverses sonorités non-identifiables. Avant que ne resurgissent ces notes, plus sinistres et insidieuses encore, portées cette fois-ci par l’ensemble du groupe.
C’est cette alchimie - la superposition d’intentions naturelles, qui semblent presque improvisées, et de fondations rythmiques et mélodiques solides et épurées - qui donne la cohérence à cet ensemble de titres pourtant composés à différents moments, et même enregistrés à différentes occasions (les enregistrements proviennent de deux concerts différents). C’est, paradoxalement, l’inverse qui se produit dans la seconde partie de l’album, faite en studio.
Disque 2 : studio
Si le groupe anglais parvient à fabriquer une continuité musicale sur le live, difficile d’en dire autant pour la moitié studio du double album. Il faut dire que l’ambiance n’est pas la même. A la complémentarité et à l’intuition collective de la musique composée et jouée en groupe dans le live se substitut le processus diamétralement opposé : quarte moments composés seul, joué seul - ou avec un accompagnement - en studio. Même si chaque temps trouve son lot de musicalité, d’ingéniosité technique ou de virtuosité, on ne saurait reconnaître dans l’ensemble l’homogénéité d’un projet commun. Question de composition, de vision artistique, bien sûr. Mais avant tout question d’instruments. Il est compliqué pour les musiciens des parties liminaires de l’album - respectivement Wright au clavier et Mason à la batterie - d’occuper l’espace mélodique et d’instiguer la même intimité que le font les voix, basse et guitare de Waters et Gilmour au coeur de l’album. Bien que chacun trouve et investit son univers, la relative solitude des musiciens explique l’avis tranché de Nick Mason sur le sujet lorsqu’il dit que l’album était un « bon exemple du tout étant plus grand que la somme des parties ».
Mais en cherchant bien, on trouve néanmoins quelques petits fils rouges à l’ensemble - et notamment, là encore, dans l’attention portée au passé dans les thèmes abordés. Le premier temps de Richard Wright, entièrement instrumental et intitulé Sysyphus (parties 1 à 4) s’inspire, comme son nom l’indique, de la mythologie. Une similaire, mais plus discrète, attention aux civilisations passées semble porter le titre de la dernière face de l’album, confiée à Nick Mason, intitulée The Grand Vizier’s Garden Party (La réception du grand Vizir). De son côté, le titre Grantchester Meadows de Waters s’apparente à une ode à la nature perdue, où il dit « ramener des sons d’hier dans cette chambre de la ville » d’une voix chaude et personnelle. Celle-ci contraste avec celle de Gilmour - prenant alors ses marques en tant que parolier - dont le chant, légèrement torturé et plus tranchant, semble surplomber l’ensemble. Lui écrit « Ramène tes pensées plusieurs années en arrière, au temps où il y avait de la vie dans chaque matinée ». L’un comme l’autre explorent déjà alors les thèmes des temps révolus et des 2 souvenirs, devenus centraux dans la plupart des opus suivants - notamment Wish You Were Here.
Entre harmonie et dissonance
Dans Sysyphus, on le disait, le clavier est majoritaire. Mais l’intervention dramatique des percussions en prologue et en épilogue semblent donner à entendre la lourde ascension de la pierre qu’est condamné à pousser Sisyphe. Et l’éclatement des cymbales immédiatement après, son inéluctable rechute. Entre les deux semblent se dessiner au toucher du clavier les scènes de la mythologie, allant des suites les plus fragiles et aériennes aux dissonances les plus totales - et laissant ainsi surgir les enfers que tente de fuir Sisyphe.
Et c’est là l’autre fil rouge, bel et bien musical cette fois, que tend Ummagumma. Harmonie et dissonance y oscillent sans relâche, exclusives mais complémentaires, chacune luttant pour imposer son règne, tout en engendrant celui de l’autre. Les compositions de chaque musicien ont toutes en commun de passer, à un moment ou un autre, par le collage, le traitement, l’inversion, l’accélération ou le ralentissement de samples afin de tester les limites de la musique, en décortiquer le rythme et en désintégrer l’harmonie. Et systématiquement, allant d’éparses coups de baguettes de batterie à une cacophonie d’animaux apparemment rassemblés dans une grotte (c’est le titre qui le dit !) il émerge, sans faute, un schéma, un thème, ou même une mélodie. Bref, quelque chose.
Ummagumma, vous l’aurez compris, est une expérience, un « exercice » (raté, selon les dires du groupe). Trop expérimental ? Peut-être. Mais il n’en est pas moins ambitieux. La création de l’album me rappelle, à une moindre mesure, les rumeurs selon lesquelles Lennon et McCartney, ne pouvant se mettre d’accord sur le projet musical d’Abbey Road (également sorti en 69) s’en seraient attribué la direction générale d’une moitié chacun. Mais là où cette relative séparation des tâches marquait la fin des Beatles - pas de leur connexion musicale, mais de leur entente - la division stricte du travail de composition à l’oeuvre dans Ummagumma marque, elle, le début de Pink Floyd. Car si on ne saurait accorder à ce quatrième opus la qualité hors normes du mixage, l’attention au détail, ou la cohérence d’ensemble d’un Dark Side of the Moon, The Wall ou Wish You Were Here, il s’y déploie sans équivoque toute la palette musicale, l’ingéniosité technique, et la puissance mélodique et lyrique que l’on attribue aujourd’hui au groupe.
Une expérience aux allures de prophétie
Si les Floyd semblent regarder en arrière sur cet album, c’est pour faire un deuil, certes, mais c’est surtout pour apprendre. Apprendre et préparer la suite. Car si c’était impossible à percevoir au moment de sa sortie, on entend aujourd’hui dans Ummagumma les prémisses de sonorités et de mélodies encore en germe au sein du groupe à l’époque. La superposition de sons métalliques sur Sysyphus, Pt. 3 nous évoque les cloches, horloges et réveille-matins de Time dans Dark Side of the Moon (1973). Les abîmes dont il était question dans Set the Controls for the Sun rappellent ceux - océaniques cette fois-ci - qu’explore le groupe dans Echoes (Meddle, 1971). Grantchester Meadows pourrait, lui, être tout droit sorti de The Wall (1979) tant l’arpège, la voix et les chants d’oiseaux résonnent avec ceux de Goodbye Blue Sky.
Ce sont tous là des albums que nous avons pris l’habitude de considérer comme des chef-d’oeuvres en soi, émanant directement d’un éclair de génie et apparus tels quels à l’esprit de leur créateur. Ummagumma, lui, donne à voir un fragment du travail de composition nécessaire à l’élaboration de ces oeuvres, les inspirations naissantes de l’artiste et ses expériences ratées. Au-delà d’un album concept, il a quelque chose de prophétique. Mais comme toute prophétie, il est habité de sa part de mystère et d’opacité. Un genre de dark side of music, dont les rouages nous seraient rendus audibles.
Ummagumma est un album aussi complexe qu’il est touchant d’épuration et d’intimité. Si le caractère expérimental du projet semble le condamner à demeurer aux marges de la discographie de Pink Floyd, c’est aussi bien là la force de son authenticité, et l’incontournable source d’intérêt qu’il constitue pour tout bon fan du groupe. C’est un document autant que c’est une oeuvre, en ce qu’il est aussi instructif que fascinant. Il ne fait pas que rester dans l’ombre, il en provient de même : c’est là sa zone de confort.