Allen Toussaint, le premier génie
Il y a un peu plus de 50 ans maintenant, une génération de jeunes musiciens britanniques, dont les membres des Rolling Stones, s’est attaquée à la célèbre progression distinctive des accords descendants de Fortune Teller, un tube de rythm and blues écrit par le pianiste de la Nouvelle-Orléans Allen Toussaint. Retour sur un monument de la musique.
À cette époque, la nouvelle génération brit s’attaquait aux tubes des plus grandes stars noires américaines, ramenant de la fraicheur dans le blues. Et il faut dire que reprendre du Toussaint, c’est reprendre à coup sûr un tube. Parce qu’en plus de Fortune Teller, le magicien a aussi écrit Southern Nights, Working In The Coal Mine ou encore Get Out Of My Life Woman.
Toussaint, décédé d'une crise cardiaque à l'âge de 77 ans en 2015, était l'une des grandes figures des coulisses de la musique populaire : découvreur de talents, producteur de disques, propriétaire de studio, chanteur et arrangeur. Il savait tout faire et le faisait bien.
Parmi ses premiers protégés figuraient notamment Lee Dorsey ou encore Irma Thomas. Il a ensuite collaboré avec certains des plus grands noms du rock, comme The Band, Paul McCartney, LaBelle, Robert Palmer et Elvis Costello.
Très vite, il comprend l’industrie musicale et son appétit vorace pour l’argent. Il décide donc de déjouer cette machination prédatrice en créant ses propres sociétés musicales dès le début de sa carrière. Ainsi, tout au long de sa carrière, il a eu un contrôle total sur son image, sa musique, son destin en gros. Enfin, toute sa carrière ou presque, puisqu’en 2005 l’ouragan Katrina détruit tous ses biens. Cette catastrophe l'a contraint à se lancer dans une seconde carrière d'interprète, inattendue, mais couronnée de succès.
Toussaint est né à Gert Town, un quartier de la Nouvelle-Orléans peuplé principalement d'Afro-Américains. Ses deux parents aimaient la musique. Son père, Clarence, un cheminot, jouait de la trompette dans un groupe le week-end et sa mère, Naomi, aimait l'opéra. Enfant, Toussaint s'imprègne de la musique gospel et, inspiré par Albert Ammons et Pinetop Smith, apprend à jouer du boogie-woogie au piano, avant que l'exposition aux disques d'un autre pianiste, Professor Longhair, ne remodèle ses ambitions. À l'âge de huit ans, sa mère l'envoie prendre des cours de piano à l'école de musique classique de la Xavier University of Louisiana, à Gert Town. Mais après à peine une demi-douzaine de leçons, elle le retire. Le boogie-woogie avait déjà une trop forte influence dansa son jeu et son esprit.
Il forme son premier groupe – The Flamingos - à l’âge de 13 ans avec son ami Snooks Eaglin. À 17 ans, il attire l'attention en jouant au Dew Drop Inn à la Nouvelle-Orléans et remplace Huey ‘Piano’ Smith, un héros local, dans le groupe du guitariste Earl King. Il est bientôt recruté par le chef d'orchestre local Dave Bartholomew, directeur musical de Fats Domino et grand découvreur de talents. Son premier succès en tant que producteur, en 1957, fut l'album Walking With Mr Lee du saxophoniste Lee Allen.
En 1958, il enregistre son premier album, The Wild Sound of New Orleans, un ensemble de pièces instrumentales dirigées par un pianiste, sur lequel il est annoncé comme Tousan. Deux ans plus tard, il est embauché pour recruter et préparer de nouveaux talents pour le label Minit, où ses premières productions comprennent Ooh Poo Pah Doo, l'album sauvage de Jessie Hill, I Like It Like That de Chris Kenner et It Will Stand des Showmen. Il écrit et produit en même temps les chansons Fortune Teller et Lipstick Traces (On a Cigarette) pour Benny Spellman, Mother-in-Law pour Ernie K-Doe, ainsi que Ruler of My Heart et It's Raining pour Irma Thomas. Il ne s’arrête pas et déroule tubes après tubes, faisant de lui un incontournable à 22 ans.
En 1961, sa production d'une chanson à double sens intitulée Ya Ya ouvre une longue série de succès et de collaboration avec le chanteur Lee Dorsey. "Il avait une voix joyeuse et il n'était pas trop cool pour chanter une chanson humoristique", a déclaré Toussaint, ajoutant que ses propres compositions étaient généralement adaptées à la personnalité du chanteur. "Bien souvent, j'attends que l'artiste soit proche et que je puisse le voir, voir comment il se sent par rapport à lui-même, comment il aimerait se sentir par rapport à lui-même".
Toussaint est appelé dans l'armée américaine en 1963, alors que les succès s’enchainent pour lui, le compositeur de l’ombre. Alors qu’il fait ses armes, Java, un morceau écrit pour Al Hirt atteint le top 5 et Whipped Cream – un autre de ses titres – devient le morceau phare d’un album de Herb Alpert and The Tijuana Brass.
Après deux ans dans l'armée, il retourne au studio avec un succès qui ne se dément pas, produisant les premiers enregistrements des Meters. En 1970, il est encouragé à tenter une carrière de chanteur et sort le premier de trois albums pour le label Warner Brothers. En 1971, en plus de sa carrière de chanteur naissante, il produit Right Place, un album à succès pour son ancien protégé Mac Rebennack, plus connu sous le nom de Dr John.
En 1972, avec son partenaire commercial, Marshall Sehorn, il fonde le Sea-Saint Studio. Il y produit les jeunes chanteurs de soul britanniques Robert Palmer, Jess Roden et Frankie Miller. En 1974, Toussaint arrange et produit Lady Marmalade, le classique disco de LaBelle aux saveurs de la Nouvelle-Orléans. Un an plus tard, il joue sur l'album Venus and Mars de McCartney & Wings.
Après avoir fui les conséquences de l'ouragan Katrina, il passe deux ans en exil à New York. Il collabore avec Elvis Costello sur un album consacré à la catastrophe, intitulé The River in Reverse et sorti en 2006. Sa carrière d'interprète, qui s'est épanouie tardivement, débute lorsqu'il accepte une offre pour jouer lors d'un brunch dominical régulier dans un pub d'East Village. "Je ne me suis jamais considéré comme un artiste’, avait-il alors confié en débutant. ‘Ma zone de confort est dans les coulisses". Mais sa voix douce, son jeu de piano exquis, son vaste répertoire de chansons pleines de sagesse ironique, sa garde-robe dandy et son charme naturel ont fait de lui une grande attraction dans les festivals et les clubs du monde entier. En 2013, il reçoit la médaille nationale des arts des mains du président Barack Obama.
C'est dans une chambre d'hôtel de Madrid, peu après une représentation, qu'il décède. Sa tournée s’arrête subitement alors qu’il devait enchaîner les concerts au profit d’une association caritative pour les sans-abris, qu’il avait fondé 40 ans plus tôt.
Allen Toussaint est peu connu du grand public, mais il a toujours été présent, dans l’ombre, produisant les plus grands tubes et les plus grands noms. Un esprit espiègle et du talent pur, tout ce qu’on aime !