Bruce Springsteen, héritier de John Steinbeck.
« Meet me in a land of hope and dreams » (Land Of Hope And Dreams, Wrecking Ball, 2012), voilà une chanson, publiée dans un album brûlot contre la politique menée par George W. Bush, qui donne une note d’espoir à une œuvre musicale, chronique des maux de l’Amérique.
À bien des égards, Bruce Springsteen détonne dans le paysage artistique américain. « Working class heroes » (comprenez ici héros de la classe ouvrière), artiste militant et porte-étendard de la chanson contestataire étasunienne ou de la « protest song », voilà autant de qualificatifs qui conviennent à l’œuvre du Boss et au Boss lui-même.
Mais, s’il est un fait un peu plus inconnu, et pourtant irréfutable, c’est que Bruce Springsteen est autant l’héritier de la pensée sociale de John Steinbeck, qu’un personnage dont l’histoire fut bâtie en parallèle de celle de la famille Joad dans le roman mythique Les Raisins De La Colère.
De « pauvre comme Joad » à la gloire.
Bruce Springsteen naît à Freehold dans le New Jersey, banlieue ouvrière pauvre et voisine de New York City. Aux États-Unis, l’année 1949 est frappée du sceau de la crise économique et sur le plan social, la crise traversée ressemble à s’y méprendre à la Grande Dépression décrite dans le roman de Steinbeck. Le jeune Bruce connaît la misère. Il grandit avec l’ensemble de sa famille dans la maison délabrée de ses grands-parents, sans eau chaude et avec un unique poêle à bois. Le matin, les balades familiales avec son grand-père sont surtout l’occasion de fouiller les poubelles de la région à la recherche de radios abîmées, qu’ils retapent et revendent pour « mettre du beurre dans les épinards » (mais ne confondez pas le Boss avec Popeye).
Comme Steinbeck, fils d’un immigré allemand, Bruce Springsteen est lui aussi issu de l’immigration. Irlandais par son père, italien par sa mère, c’est sûrement l’une des premières raisons de son attachement à la cause des immigrés aux États-Unis.
Toute la famille vit dans le même quartier. Mais la précarité étouffante laisse bientôt place à une réalité sociale plus dure. À la mort du grand-père maternel (autre point commun avec le fameux roman de Steinbeck), la maison en ruine est condamnée et la famille est expropriée du terrain. C’est le début des premiers voyages pour le jeune Bruce qui se retrouve ballotté de quartiers en quartiers. Dans la vie de tout les jours, le fantôme de Tom Joad n’est pas loin et le parallèle entre la famille Springsteen et la famille Joad se renforce. Le père de Bruce est un ouvrier rachitique qui multiplie les petits boulots, ouvrier d’une usine de tapis, puis ouvrier chez Ford. Sa mère, archétype de la mama italienne, acharnée, travailleuse, inquiète, aimante, est secrétaire médicale, et, à l’instar de Ma Joad, garde la famille unie dans l’adversité.
Dès l’école, les premières différences sociales se font ressentir, et le jeune Bruce, pas encore tout puissant, goûte aux coups et aux odeurs nauséabondes de la ségrégation et du racisme de classe. Il échoue à l’université, comme Steinbeck avant lui. Mais lorsque le rock explose, d’abord avec Elvis Presley, puis avec les Beatles, le déclic se produit pour le jeune Bruce. Pour la première fois, une musique permet de réunir l’Amérique Noire et l’Amérique Blanche, l’Amérique pauvre et l’Amérique des favorisés. Dans le sillage de ses aînés, il entend faire du rock la voix de la révolte, de la colère, du peuple, et une sorte d’échappatoire à une réalité sociale bien souvent douloureuse dans l’Amérique des laissés pour compte. À la plume et à la littérature de Steinbeck, la voix et les cordes seront des substituts.
Pour autant, le chemin sera long. D’une part, Bruce Springsteen ne dispose d’aucune prédisposition, il ne sait ni chanter (en témoignent les rares premiers enregistrements des concerts de son premier groupe), ni jouer de la guitare. D’autre part, il n’a pas d’argent et donc pas les moyens de se payer une guitare. Son futur, il lui faudra le construire avec hargne et détermination. Pour aider financièrement sa famille et se payer sa première guitare acoustique, il va enchaîner plusieurs métiers, de tondeur de gazon à peintre de maisons, en passant par goudronneur de toits. C’est finalement sa mère qui endettera la famille une nouvelle fois pour payer à Bruce sa première guitare électrique.
Après de longs entraînements auprès de ses différents groupes au succès limité, que ce soit The Castiles ou Earth, et à se produire de petits bars en scènes locales, c’est la rencontre décisive en 1972 avec John Hammond (qui lui aussi a « dépensé sans compter »), qui va le faire éclore définitivement sur la scène du New Jersey et rencontrer les futurs membres d’un groupe appelé à devenir mythique, le E Street Band, comme il avait fait éclore, excusez du peu, Bob Dylan, Aretha Franklin ou Billie Holliday.
Le militantisme comme mode de vie.
Artiste grandissant de la scène rock et folk américaine, Bruce Springsteen n’oublie pourtant pas ses origines. Celui qui dévore désormais les scènes des plus grands stades et des plus grandes salles comme ce fut le cas au Madison Square Garden, et qui enchaîne à un rythme effréné les concerts marathons de parfois plus de 4h, poursuit son rôle de chroniqueur de l’Amérique en digne héritier de John Steinbeck ou de Woody Guthrie.
Que ce soit au travers de ses albums, comme de ses prises de positions publiques et politiques, la reconnaissance et la popularité sont pour Springsteen des instruments pour porter les voix des minorités oubliées de l’Amérique. Springsteen est l’artiste américain le plus militant. Il est de tous les combats, tous les fronts. Comme il l’explique dans son autobiographie Born To Run parue en 2016, le rock lui est apparu comme une possibilité de « transmettre à des millions de personnes une vision authentique, entière, sans compromission, qui change les esprits, réchauffe les cœurs, apporte un sang nouveau au paysage pop anémié de l’Amérique, une voix qui lance un avertissement et un défi, et devient partie intégrante du dialogue américain. Cette musique parvenait en même temps à émouvoir une nation et à éveiller la conscience ».
Avec ses deux premiers albums, Greetings From Asbury Park, N.J. et The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle, sortis la même année en 1973, le tournant militant n’est pas encore là puisqu’il s’agit pour Springsteen de se faire une place dans le paysage artistique américain, et de s’émanciper de l’ombre de Bob Dylan. Ces albums auront toutefois le mérite de poser les jalons de la patte Springsteen et des arrangements fournis qui seront la marque musicale du E Street Band, notamment sur le fabuleux New York City Serenade.
Dès le troisième album, Born To Run, le ton est donné avec le titre éponyme dans lequel Springsteen chante « pendant la journée on courbe l’échine dans les rues d’un rêve américain enfui ».
Le titre Jungleland ( accompagné par l’un des mythiques solos du « Big Man » Clarence Clemons, ami et saxophoniste de Springsteen) traite directement des laissés pour compte du système américain et de sa ville d’Asbury Park en plein déclin, aux hôtels et cinémas déjà fermés.
L’album Darkness On The Edge Of Town est un retour au source, une description minutieuse de la vie de prolétaire menée par ses parents, ses amis, et les habitants des quartiers de son enfance. Mais c’est aussi un album moins vendu, moins connu du grand public, mais assumé par Springsteen qui souhaitait, à la manière des Dust Bowl de Woodie Guthrie, revenir à une folk plus contestataire, à une analyse d’un terrain social qu’il connaît bien : « Je ne sais pas si c’était la culpabilité du survivant qui avait réussi à s’échapper de sa vie étriquée dans une petite ville ou si c’est parce qu’en Amérique la règle est qu’on n’abandonne personne, comme sur le champ de bataille. Dans un pays aussi riche, c’est impensable. Une vie décente et digne, est-ce trop demander ? Ce qu’on en fait ensuite, c’est l’affaire de chacun, mais il devrait y avoir un minimum pour tous. Finalement, le fait d’avoir vécu dans les quartiers ouvriers de ma ville natale avait formé une part essentielle et immuable de l’homme que j’étais ».
Mais ce n’est qu’avec les trois albums suivants que les idéaux du Boss renouent aussi avec le succès auprès des fans. The River marque en effet l’entrée du Boss et son groupe dans l’arène politique avec des concerts organisés par un collectif militant pour la sécurité de l’énergie. Là où Roulette raconte l’accident nucléaire de Three Mile Island, la chanson The River raconte elle l’effondrement de l’industrie du bâtiment dans les années 70 et la période de vaches maigres dans le New Jersey (autre thématique commune aux Raisins De La Colère de John Steinbeck), période qui marqua fortement la vie de sa sœur et de son mari qui perdit son travail comme bon nombre d’ouvriers.
L’album Nebraska de 1982 marque un tournant dans l’écriture de Bruce Springsteen. Dans ce disque au son sale (dans le bon sens du terme), aux arrangements simples, presque uniquement acoustiques et à l’enregistrement très direct (sur un unique magnétophone), les textes sombres se veulent l’écho d’une Amérique violente, sur le fil, ambiguë dans ses choix et ses modes de vie. Surtout, Springsteen y questionne les fondements et les conséquences de l’isolationnisme américain, et la place de femmes et d’hommes réduits à de simples rouages de la machine économique américaine. Des chansons comme Atlantic City ou Nebraska sont ainsi de véritables chroniques sociales au style tenant à la fois des chansons de Woody Guthrie, des écrits de Steinbeck, ou du film La Nuit du Chasseur. Dans Atlantic City, il s’attache à décrire le portrait d’un homme brisé par la perte de son travail et qui s’apprête à franchir les murs de l’illégalité.
Avec la parution du légendaire Born In The USA, Bruce Springsteen est encore une fois le militant chevronné d’une cause nouvelle. Il est peut-être l’un des albums les plus politique du Boss. La chanson Born In The USA connaît une histoire ambiguë. Conçue comme une dénonciation de la guerre du Vietnam et du sort réservé aux vétérans américains revenus de l’enfer, mais aussi comme la revendication du droit à une voix patriotique, elle fut mal comprise par le public et récupérée par Ronald Reagan et le Parti Républicain lors de l’année électorale de 1984. Le titre My Hometown revient quant à lui sur les tensions raciales survenues dans le New Jersey à la fin des années 1960, comme John Steinbeck le fît en son temps avec l’écriture de la nouvelle With Your Wings sur un soldat noir américain en proie aux inégalités et au racisme.
Mais ce qui rapproche également Bruce Springsteen de John Steinbeck, c’est le regard que tout deux portent sur les homosexuels aux États-Unis. Là où John Steinbeck consacrait un chapitre entier à l’histoire des homosexuels dans son ouvrage America & Americans, Bruce Springsteen s’engagea lui pour la même cause, doublée de mots sur l’importance de la lutte contre le sida, en composant un titre devenu planétaire, Streets Of Philadelphia, bande originale oscarisée du film Philadelphia de Jonathan Demme.
The Ghost Of Tom Joad ou les fantômes de l’Amérique.
Si vous deviez encore être convaincus que Bruce Springsteen est l’héritier de la pensée sociale et de la perception humaniste de John Steinbeck, l’album The Ghost Of Tom Joad devrait vous convaincre définitivement. Cet album, qui s’inspire directement de l’œuvre maîtresse de John Steinbeck Les Raisins De La Colère, transpose la Grande Dépression des années 1930 à la Californie du milieu des années 1990 dans une Amérique contemporaine aux maux semblables et exacerbés. Dans cet album d’un rêve américain en miettes, les textes décrivent les laissés pour-compte du système américain, des sans abris dormant sous les ponts aux immigrés économiques mexicains venus chercher en Californie un Eldorado inexistant. La chanson éponyme, qui reprend la sublime tirade d’adieu de Tom Joad à sa mère, sera recréée en 2014 pendant la crise économique avec une version live extraordinaire où Springsteen sera accompagné sur scène par le solo splendide et émouvant de Tom Morello.
Autant de preuves, s’il en fallait réellement, que l’exclusion sociale, l’exclusion raciale et les injustices entachent toujours le rêve américain. La parution en 2002 de l’album The Rising, post World Trade Center tentait déjà de réconcilier un pays abîmé grâce à des chansons comme The Rising justement ou la belle My City Of Ruins. Un projet poursuivi par ses multiples engagement en politique, notamment auprès de John Kerry, Barack Obama (dont je vous conseille fortement le podcast) ou plus récemment Joe Biden.
Dans le contexte d’une Amérique aux multiples fractures, lessivée par des années de présidence Trump, la musique et plus encore la musique et les textes de Bruce Springsteen apparaissent comme autant de moyens pour rapprocher et (r)éveiller les consciences. Il est bel et bien un héritier de Steinbeck, chroniqueurs et défenseurs tous deux de la condition et dignité humaine, dont les fantômes de l’Amérique et celui de Tom Joad ne semblent plus si éloignés.