La folle histoire de Sixto Rodriguez
La vie, c'est comme une boite de chocolats. La vision de la vie selon Forrest Gump, bien éduqué par sa maman. Mais pour notre ami ici, la vie, c'est comme une montagne russe. Des joies et des réussites immenses. Toujours accompagnées de peines et de désillusions, des chutes à la hauteur de la montée. Rodriguez a eu une vie, digne d’un film. Une vie retracée d’ailleurs dans le documentaire oscarisé Searching For Sugar Man. Une vie humble pour un homme droit et bon, pour qui vengeance ne signifie absolument rien. Retour sur la non-carrière d’un homme déjà mort.
Rodriguez est né à Detroit dans le Michigan en 1942. Il est le sixième enfant de parents immigrés mexicains de la classe ouvrière. Il a simplement été nommé Sixto puisqu’il est leur sixième enfant. Son père, d’origine mexicaine, avait immigré aux États-Unis dans les années 20 et avait rencontré la mère de Sixto d’origine amérindienne. Ils ont alors rejoint Detroit qui faisait venir beaucoup d’immigrés pour travailler dans les usines et faire le boulot ingrat que personne ne voulait.
Les Mexicains étaient beaucoup rejetés à cette époque et étaient marginalisés dans des quartiers pauvres avec une surpopulation et un taux de criminalité élevé. Une enfance qui a forgé l’esprit de Rodriguez qui a vécu dans la misère dès son plus jeune âge. Dans la plupart de ses chansons, Rodriguez prend une position politique sur les difficultés auxquelles sont confrontés les personnes les plus pauvres de ses quartiers que les dirigeants préféraient oublier.
Rodriguez s’en sort comme il peut durant sa jeunesse et commence donc à écrire des chansons. Il écume les bars et joue dans des endroits mal famés de la ville. Alors qu’il joue dans The Sewer, un bar dans un endroit reculé de la ville, il se fait repérer par deux producteurs : Mike Theodore et Dennis Coffey. C’est dans ce vieux taudis à une heure tardive que Sixto va éblouir les deux producteurs. Jouant de dos pour cacher sa timidité, il épate Coffey et Theodore par la qualité de ses textes et son jeu simple, mais tellement poignant.
Coffey est sous le choc d’entendre le futur Bob Dylan devant lui et lui propose de signer un contrat dans sa maison de production. Et attention, Coffey il rigole pas. Il a déjà signé Marvin Gaye, Stevie wonder, The Supremes ou encore The Temptations. Il a de l’or dans les mains et Sixto est une mine à ciel ouvert.
Les deux producteurs montent un groupe pour accompagner Sixto à la guitare et les enregistrements débutent. Tout se déroule à merveille, l’alchimie est bien présente et les textes de Sixto sont profonds et touchants. En 1970 sort Cold Fact, un album folk et bluesy, qui sans aucun doute va devenir un best-seller.
Ajouté à tout ça un label énorme – Sussex Records – et vous avez la recette parfaite du succès. Sauf que, pas vraiment. L’album se vend à 6 exemplaires et fait un flop total. Personne n’en parle, et d’ailleurs personne n’en a entendu parler.
Mais les producteurs et Rodriguez lui-même ne baissent pas les bras. Sixto a plein de choses à dire encore, il veut encore raconter de belles histoires. Un an plus tard, il sort un nouvel album, Coming From Reality et la sentence est sans appel. C’est un nouveau bide. Tous les critiques reconnaissent le talent de cet homme, mais tout le monde semble n’en avoir absolument rien à faire. Sixto Rodriguez retourne dans le monde de l’oubli et il retourne à sa vie d’avant quand il travaillait sur les chantiers de la ville pour retaper des bâtiments. Des mains gâchis dans lesquelles on a mis une pelle, une truelle, une scie, plutôt qu’une guitare.
Quelques mois après le bide en Amérique, quelques copies du premier LP de Rodriguez arrivent en Australie d’abord puis en Afrique du Sud, sans que l’intéressé ne soit au courant. Un des exemplaires arrivent entre les mains du DJ de radio australien Holger Brockman et il commence à jouer Sugar Man sur les ondes. Les disquaires ont commencé à vendre Cold Fact pour plus de 300 dollars, et Blue Goose Records le sort finalement avec des ventes énormes sur tout le continent.
À la fin des années 70, des promoteurs de concerts australiens ont retrouvé la trace de Rodriguez à Detroit. Il arrive en Australie pour une tournée de 15 dates dès 1979. Bien sûr, il n’en revenait pas. Tout le monde connaissait son nom là-bas et les concerts se jouaient complets. C’était la première fois qu’il jouait devant autant de gens, puisque depuis ses apparitions dans des bars miteux de Detroit, plus rien. Il joue même devant plus de 15000 personnes à Sydney.
Lors de son premier concert, lorsqu’il est revenu sur scène pour un rappel, il aurait même marmonné avec émotion à son public "Huit ans plus tard… et cela arrive. Je n’arrive pas à y croire."
Un album live de la tournée est sorti en 1981, juste au moment où il est revenu pour une deuxième tournée. Cette fois, il partage l’affiche avec Midnight Oil pour certains concerts. "Je pensais que c’était le point culminant de ma carrière", dit Rodriguez aujourd’hui. "J’avais accompli cette mission épique. Il ne s’est pas passé grand-chose après ça. Aucun appel ou quoi que ce soit." Et cette traversée du désert va encore continuer jusqu’en 1998 où sa vie va prendre un grand tournant.
Parce qu’en Australie il a eu son petit succès. En Amérique, calme plat. En Europe, qui ça ? Mais c’est une Américaine partie rejoindre son amoureux en Afrique du Sud qui va le faire sortir de l’anonymat de façon éclatante. Elle ramène avec elle un petit souvenir, un vinyle de Cold Fact. Son album sera copié et distribué de mains en mains à la jeunesse du pays. Chaque pote qui le passera à un pote en fera une copie et ainsi de suite. Sa musique aux accents libertaires devient alors en Afrique du Sud l’hymne de la jeunesse blanche progressiste et anti-apartheid. I Wonder deviendra la chanson de proue au mouvement. Les copies officielles de l’album se verront même abîmer volontairement pour que cette chanson ne puisse pas être jouée. De loin et de près, Rodriguez contribue à la grande révolution anti-apartheid du pays au même titre que Nelson Mandela. Tout ça, sans le savoir.
Les fans n’ont aucune idée de qui est vraiment Rodriguez et les plus folles rumeurs commencent à circuler à son sujet. Il n’existe pas, il est mort, il s’est suicidé sur scène, et ce, de toutes les manières. Une balle dans la tête, immolation par le feu. Les rumeurs vont bon train, mais toujours aucune nouvelle de la légende.
Et on pèse nos mots. Légende parce que, même s’il est impossible de savoir combien de copies de l’album ont circulé tout au long de l’histoire, une estimation s’élève à plusieurs centaines de milliers. Dans les années 80 et 90 Sixto Rodriguez était une plus grande star que le King Elvis Presley lui-même.
Mais en 1998, deux admirateurs le retrouvent et le rencontrent avant de le faire venir en Afrique du Sud où il est accueilli en grande star, pour jouer six concerts à guichets fermés. Et une fois de plus l’histoire s’arrête aussi brutalement qu’elle a commencé. Sixto retourne à sa vie paisible et continue de travailler dans la construction jusqu’en 2006 où sa vie bascule encore. Digne d’un film on vous avait prévenu.
Le réalisateur Malik Bendjelloul a entendu parler de cette histoire complètement folle d’un musicien dont la carrière ne décolle jamais sauf à deux endroits la planète. Il décide de le rencontrer et de rencontrer aussi tous les protagonistes de cette histoire hors du commun. Il rencontre Coffey, Theodore, les deux admirateurs qui l’ont retrouvé en 1998, les enfants de Sixto, et décide de faire un documentaire. Searching For Sugar Man sortira en 2012, sera un carton mondial et remportera même l’oscar du meilleur film documentaire en 2013. La carrière de Sixto est définitivement lancée, à l’âge de 70 ans.
Fun fact. Sixto ne se doutait pas que son histoire allait autant toucher le monde. Il dormait durant la cérémonie des oscars et a été agréablement surpris à son réveil. Un homme bon et touchant jusqu’au bout.
Aujourd’hui, l’homme considéré par certains comme un plus grand compositeur que Dylan lui-même continue de se produire en live lors de festivals. Mais il n’en oublie pas pour autant sa vie d’avant, sa vraie vie et reste humble. Même si maintenant ses albums se sont vendus à des millions d’exemplaires, il reverse l’intégralité des royalties à sa famille ou des associations, gardant le strict minimum pour lui et vivre confortablement, mais humblement.
Il est encore aujourd’hui difficile et impossible d’expliquer le non-succès du jeune et talentueux Sixto dans les années 70. Un grand pan de l’histoire reste sombre puisque certains déclarent que les producteurs de Sussex Records – sa première maison de disques – étaient au courant du succès de Sixto en Afrique du Sud, s’enrichissant grassement sur le dos de leur poule aux œufs d’or. D’autres expliquent l’échec de ses albums à cause de son nom, trop mexicain pour l’Amérique de cette époque.
Malgré tout, Rodriguez ne garde aucune amertume et accueille plutôt cette reconnaissance tardive avec beaucoup d’amusement. Il serait même en préparation d’un troisième album, qui sortirait donc plus de 50 ans après le deuxième. Vertigineux. En attendant, on vous conseille chaleureusement de découvrir le documentaire Searching For Sugar Man si ce n'est pas encore fait !