De la rue au sommet des classements, l’ascension du rap français
Alors que le rap commence à se démocratiser aux États-Unis au début des années 90 après une sombre histoire de comptabilisation dans les charts du Billboard, des émeutes secouent les banlieues françaises en protestations contre les bavures policières. Les débuts des années 90 en France sont marquées par l’incapacité des pouvoirs publics à entendre ce qu’il se passe dans certains quartiers et des médias à trouver une voix pour cette population. Ces derniers vont commencer à s’intéresser et à diffuser un nouveau style de musique dit « urbain », comme porte-parole d’une population peu représentée. A des fins sociales et politiques, on n’entend plus que les prémices du rap français au journal de 20h. Ça n’est que le début puisqu’aujourd’hui le rap est la première musique écoutée en France. Mais du coup, comment le rap français a émergé, s’est installé et a ébranlé l’industrie de la musique ?
Les années 90 – La révélation du rap Français
À la même période, Virgin Records prend le pari de produire Rapattitude, la première compilation de rap français où l’on retrouve des artistes comme NTM ou Assassin. Les jeunes rappeurs de l’époque deviennent alors malgré eux les porte-paroles de Paris sous les bombes. Mais le traitement médiatique de la banlieue à travers le rap se caractérise par des clichés, on ne s’intéresse pas au rap pour la dimension artistique et esthétique comme apporté aux autres mouvements mais seulement comme traduisant des maux de la société. Karim Hammou, chargé de recherche au CNRS, explique notamment que le monde du rap s’est « approprié de manière sélective la définition du rap imposée de l’extérieur, et en a déplacé les termes », pour asseoir un « espace d’autonomie culturelle relative ». Par ailleurs, l'émission Rapline diffusée sur M6 favorise la couverture médiatique du rap, une fenêtre de télévision pour ce style de musique de 1990 à 1995 mais seulement le samedi soir, puis le vendredi soir vers minuit.
L’industrie de la musique repose alors sur un triangle d’or entre les artistes, les maisons de disques et les radios. Cette dernière diffuse principalement les tops pop et rock étrangers (Michael Jackson, Whitney Houston ou encore Nirvana) ou du Mylène Farmer. Mais en 1995, la Loi Toubon oblige les radios à programmer 40% de chanson Française et Skyrock, une radio en déclin à l’époque, va prendre le pari de passer en urbain en 1996. Parallèlement, NTM signe dans une filiale de Sony Music Entertainment, IAM chez Virgin Editions et MC Solaar chez Polydor qui sera racheté par Universal quelques années plus tard. C’est une explosion quasiment monopolistique, 80% de la programmation de Skyrock est rappée et la radio cumule 4 millions d’écoutes par jour. On entend alors sur une grande radio publique des artistes déjà installés comme MC Solar, IAM ou encore Oxmo Puccino.
Mais Skyrock devient alors le maître du jeu et va même jusqu’à imposer une direction éditoriale et commerciale au monde du rap. L’antenne diffuse de plus en plus de chansons qu’elle conçoit comme « structurées », avec un refrain chanté et va opérer une division dans le monde du rap avec l’aide des médias traditionnels qui s’échinent à étiqueter un rap « cool ». Main dans la main, les maisons de disques et Skyrock vont asseoir un rap consensuel qui convient aux annonceurs et dénature la production artistique. À l’aube des années 2000, l’essor d’internet et du pear 2 peer va bousculer les codes de l’industrie de la musique et ceux du triangle d’or.
2000 – L’émancipation du rap Français
Au début des années 2000, les cinq majors de l’édition musicale (Universal, Warner, Sony, BMG, EMI) se partageaient 76,5 % du marché mondial du disque. Mais avec l’essor d’internet, l’industrie du disque se fragilise, le secteur perd un tiers de sa valeur en quelques années et on voit apparaître une dématérialisation de leur produit premier : le disque. Sur internet, les musiques sont diffusées sans être soumises à l’agenda des médias pour la promotion et s’échangent à travers le téléchargement sans avoir besoin de la distribution des maisons de disques. « Entre 1999 et 2003, d’après les données de la Recording Industry Association of America (RIAA), aux Etats-Unis, les ventes unitaires de CD ont chuté de 26 % environ ». Cette baisse des coûts de production et de distribution permet à beaucoup d’artistes de se développer et le rap devient de plus en plus populaire. Les artistes ne sortent plus exclusivement d’album mais démocratisent les projets (EP, mixtapes…) et le rap a une longueur d’avance car il est moins coûteux à produire.
Conjointement, certains artistes réalisent que les 90% du chiffre d’affaires récupérés par les majors ainsi que la perte des droits des masters que stipulaient les contrats d’artistes ne leur convient pas tant que ça. Certains choisissent de créer leur propre label et de ne s’associer avec les maisons de disques que pour la distribution par des contrats de licences. C’est notamment le cas d’un groupe de rap nommé Lunatic qui décide de sortir Mauvais œil indépendamment des maisons de disque au début des années 2000. « Venu extraire Excalibur de son enclume », Booba intronise le rap français par son dyptique Temps morts et Panthéon respectivement en 2002 et en 2004, toujours en indé.
La première décennie du XXIème siècle reçoit alors des chefs d’œuvres comme J’pète les plombs de Disiz la Peste, Si c’était à refaire et A l’ombre du show business de Kerry James ou encore La vie avant la mort de Rohff avec son single Qui est l’exemple ? qui sera un des plus grands succès de l’année 2002. Le rap se diversifie aussi avec Dans ma bulle de Diams en 2006, disque de diamant la même année et comptera plus d’un million de copies vendues. La même année, Booba sort Ouest Side comprenant Pitbull, Couleur ébène et Boulbi , ce dernier titre lui ouvre les portes des clubs et deux ans plus tard, l’album est certifié disque de platine.
Indépendamment de cette scène publique du rap français, un nouveau style de rap assoit sa notoriété sur la scène underground de la musique dès le début des années 2000. On parle d’un style de rap vite catégorisé comme « alternatif » alors que juste très novateur. Des groupes comme TTC et plus tard La Caution vont se détacher du sample de jazz pour aller travailler des productions plus électroniques ou orientales. Accompagné notamment de Para One, le titre Dans le club de TTC en est la consécration. On voit apparaître un rap moins revendicateur et plus expérimental qui va chercher à traiter de nouveaux sujets et va naturellement toucher un public beaucoup plus large puisque tous peuvent se l’approprier. On assiste alors à une réelle intériorisation du rap dans le secteur, tant dans l’industrie, qu’en indépendant ou sur internet. Entre 1997 et 2008 le nombre de personnes déclarant écouter du rap triple et le style musical séduit un jeune sur deux mais une grande partie de l’iceberg reste immergé puisque qu’elle n’est pas comptabilisée par l’industrie. « Savent-ils seulement à quel point ils ne savent pas ? »
2006/2016 – La décennie de transition
Après les émeutes de 2005, les rappeurs ne sont plus considérés comme porte-paroles des banlieues mais comme source des problèmes de la société par les autorités et le gouvernement. De ce fait, les rappeurs évoquant les controverses contemporaines comme les conditions de vie dans les banlieues sont implicitement évincés des médias, doucement. A ce moment se cristallise deux branches de rap, le rap « gangsta » des rappeurs ayant réussi comme Booba et le rap « alternatif » avec des paroles plus légères et des textes dans lesquels le grand public peut s’identifier. Certains diront que le rap a pris un tournant commercial au détriment de son rôle politique et social, personnellement j’y vois l’évolution et l’élargissement d’un art. A la même période, Deezer, Spotify, Youtube ou encore Soundcloud promettent la fin du règne de la possession et du physique musical à un moment où l’industrie peine à se relever de la crise de 2000. On passe d’une logique d’achat à une logique d’écoute.
Les héritiers de cet élargissement de style dans le rap sont nombreux, chacun va pouvoir apporter sa pierre à l’édifice et évoquer des sujets qui lui sont propres. En 2008, les Casseurs Flowters se font connaître du grand public avec le clip de Saint-Valentin sur internet, un titre peu reconnu pour sa dimension engagée. L’album Perdu d’avance d’Orelsan sort un an plus tard et sera certifié disque de platine, une sorte d’hymne à la défaite. Il y décrit un quotidien blasé avec des sorties foireuses en boîte de nuit de province Soirée Ratée, des infidélités récidivantes et une insensibilité dans Pour Le Pire ou encore certains troubles mentaux avec Peur De L’échec (feat. Ron Thal).
Début des années 2010, le groupe « 1995 » se fait repérer sur les réseaux sociaux avec le titre Dans ta réssoi de Nekfeu et Alpha Wann où on retrouve des prods plus funk et à l’ancienne. Démarchés par les majors avant même la sortie de A la source, le groupe crée son label et ne s’associe aux mastodontes de l’industrie que pour la distribution de leurs futurs projets : La Suite et Paris Sud Minute. Du rap fait par une bande de copains du lycée, feel good, tout en démontrant qu’ils savent écrire et kicker. Avec la maturité, Alpha Wann et Nekfeu démontreront qu’ils avaient beaucoup plus à offrir au monde de la musique.
Cette génération de rappeurs se fait connaître différemment : rap contenders, street art ou juste sur les réseaux sociaux, on voit apparaître une hausse de l’offre et avec une longueur d’avance de ce nouveau style de rap. Ce modèle va être imposé par les jeunes rappeurs à l’industrie de la musique, ce qui va inverser la logique alors jusque-là tant institutionnalisée, ce sont les maisons de disques qui démarchent les artistes. Après deux projets qu’il qualifie de projets « pour les rappeurs » (NQNTMQMQMB et NQNT (même si Journal Perso est un bijou)), Vald sort en 2015 le projet NQNT2. On voit alors émerger un rap « 2nd degré sarcastique », dont Vald deviendra le chef de fil, et qui s’introduit avec le titre Bonjour.
Sur tous les projets suivant de l’artiste, on retrouve une ironie cynique dans des titres plus engagés qui ne laisse paraître : Promesse sur l’accoutumance à la drogue, Urbanisme sur le rapport à l’argent, Megadose sur le sur consumérisme, Lezarman comme grande métaphore du capitalisme et encore Pensionman dont le nom parle de lui-même. On se rappelle des stratégies de communications innovantes de l’artiste : avec Selfie et ses trois clips sur trois différentes plateformes ou encore Eurotrap sur fond vert qui avait déchaîné les réseaux.
2016 à nos jours – Du stream à l’autotune
À partir de 2016, un tournant majeur s’opère dans le monde de la musique : le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) se met à comptabiliser les « streams », c’est-à-dire les écoutes sur les plateformes de musique à la demande. Dès le premier semestre de 2017, la part de stream représente déjà 61% du marché français de la musique, et passe ainsi devant les ventes physiques pour la première fois de l’histoire.
On comprend alors la réelle ampleur du rap français, resté trop longtemps sous les radars de l’industrie de la musique, que ce soit dans les ventes ou les certifications. Ces plateformes ont été depuis bien longtemps investies par les rappeurs, qui s’en sont approprié les codes, et sont majoritaires dans les ventes. Youtube représente aujourd’hui un stream sur deux et est la principale source de découverte musicale chez les jeunes. Les opérations de promotions se multiplient, on pense notamment aux 10 clip de Sofiane en moins de 7 mois avec #JesuispasséchezSo sur Youtube ou encore au live de 16h de PNL avec tous les indices sur la sortie de leur dernier album tant attendu, Deux Frères.
Les médias traditionnels sont court-circuités, Alpha Wann le dit dans la dernière mixtape Don Dada « Certifié disque roro, sans rentrer dans la playlist de Lolo », faisant ici référence à Laurent Bouneau, le directeur de Skyrock. Les artistes, et notamment les rappeurs, n’ont donc plus besoin des maisons de disque pour la production, ni des médias pour la promotion, ils poussent toujours plus loin leur indépendance vis-à-vis de l’industrie. En 2018, le top 10 des artistes les plus "streamés" en France est 100% rap sur Deezer et Spotify (les deux plateformes de streaming les plus utilisées par les Français), une écrasante majorité est francophone.
Mais loin de faire dans le déjà vu, les rappeurs français ont continué de se diversifier ces dernières années, notamment avec l’appropriation de l’autotune. Longtemps controversé, et même classé dans 50 pires inventions de tous les temps par le Time, l’auto-tune fut plus ou moins légitimé sur la scène rap par Kanye West (Heartless) et Lil Wayne (Lolipop) aux Etats-Unis, puis par Booba (sur l’album 0.9) en France, mais toujours avec une utilisation occasionnelle. Les premiers à avoir intégré l’auto-tune (en plus du vocodeur) sur la totalité de leur création artistique sont Nabil (N.O.S) et Tarik (Ademo), et le groupe PNL. Ils rentrent alors dans la légende avec des réalisations très esthétiques et élaborées (en Islande pour Oh la la, Namibie pour la Vie est belle ou au Japon pour Tchiki Tchiki), le tout sans aucune interview dans les médias, aucun feat (QLF) et en indépendant.
En mars 2019, ils tournent le clip du titre Au DD en haut de la tour Eiffel. En une journée le clip comptabilise plus de 12 millions de vues et devient le titre le plus streamé sur Deezer et Spotify, « millions de vues en 24h, zen » comme ils disent. Leur troisième album Deux frères sort le mois suivant, certifié disque de platine en 5 jours.
On peut aussi citer SCH et son projet A7 ou encore un autre géant de l’auto-tune et surtout des bangers, le rappeur marseillais JUL. Juste le 2nd plus grand vendeur de la décennie toutes catégories confondues (derrière Johnny), l’artiste a sorti 22 projets en 6 ans (dont 6 albums gratuits). Il nous avait prévenu dans Fait d’or : « Vingt albums, vingtième match et j'annonce vingtième but ». Le 20ème but c’est l’album 13’organisé, comprenant le dernier hold-up de l’industrie musicale Bande organisée. Le projet réunit plusieurs rappeurs marseillais, dont SCH, Naps ou Akhenaton, sous l’initiative du J. C’est le dernier coup de génie de l’artiste : sorti en août 2020, le single fait double diamant en décembre. Bien que le rappeur soit très critiqué, on ne peut pas lui enlever d’avoir ranimé l’industrie musicale.
Loin de cette logique de sur-consumérisme de la musique, le belge Damso s’est fait une place sur le trône du rap francophone ces dernières années. Révélé par Booba avec un feat sur le titre Pinocchio, l’artiste a depuis sorti les albums Batterie Faible, Ipséité, Lithopédion, QALF et le tout récent QALF infinity. Même si tous ses projets sont emblématiques, avec des odes comme Amnésie, Kietu, Noir Meilleur ou encore 60 années, nous nous arrêterons sur le avant dernier album de Dems sorti fin 2020. QALF est intéressant par sa simplicité, avec ce projet Damso déclare vouloir se rapprocher « de la musique sans artifices » et que ce processus de renouvellement dans la création prend du temps.
On voit l’album le plus attendu de l’année sortir sans promotion en amont : aucune interview, pas de single clipé, pas d’images sur les réseaux et juste quelques affiches minimalistes (à l’image de la pochette de l’album) dans le métro. Si l’album ne contient que très peu de titres bangers, on observe un retour à la simplicité du disque dans son ensemble qui est percutant au XXIème siècle.
Les codes du rap ont bien évolué depuis les années 90, c’est un art mouvant qui s’est construit sur des influences différentes au fil du temps. Longtemps stigmatisé, il a su faire sa place dans les réalités des époques en contournant les obstacles et les habitus. N’en déplaise aux puristes, il a agi en défibrillateur sur une industrie musicale complètement dépassée en ne cessant de se renouveler. Mais si le stream a ressuscité le marché musical, cette nouvelle logique d’écoute sur plateforme présente aussi des défauts.
D’abord parce qu’on y observe une surreprésentation des jeunes, première audience du rap, donc des chiffres à relativiser. Ensuite parce que les datas collectées par les plateformes sont transmises aux artistes qui s’en servent pour affiner leur offre. Il agit donc de la même manière que Skyrock à l’époque, en dénaturant la création artistique. Moyennant quoi, aujourd’hui le secteur ne peut pas se permettre de se passer de la « musique urbaine » comme en témoigne la programmation de Booba à l’édition 2019 de Calvi on The Rock, festival originellement électronique sponsorisé Ed Banger. Le rap est aussi à l’origine d’un rayonnement français avec des artistes comme PNL, certifiés à l’étranger. Finalement, le rap français « a fait la guerre, pour habiter rue de la paix ».